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Dossiers thématiques

La littérature engagée

La littérature engagée

L’engagement d’un écrivain suppose un choix public, l’élection d’une cause et sa défense dans un texte. Mais s’engager ne va pas sans une part de danger et de courage : celui qui s’engage contredit la doxa, alimente un contre-pouvoir. Et bien que dans un sens étroit, la littérature engagée ne désigne qu’une étape de l’histoire littéraire du xxe siècle où écrivains et philosophes (Sartre, Camus, Beauvoir, avant eux Aragon et Malraux) firent de leurs mots les porte-voix d’une lutte politique, la littérature tout entière ne doit son histoire qu’à des transgressions, à la critique des limites qu’on lui pose. La littérature engagée suscite un questionnement autant d’ordre politique que d’ordre poétique.

Dossier initialement publié dans le numéro 8 des Mots du Cercle, février-mars-avril 2001.

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L'Affaire Dreyfus

« Il faut qu’un peu de théorie succède à la pratique. » (Sade)

On voit traditionnellement dans l’affaire Dreyfus, naissance de l’intellectuel, l’origine de l’engagement en littérature. L’auteur engagé, à l’image de Zola, est celui qui va se servir de sa qualité d’homme public, la mettre en gage pour s’opposer et accuser. Mais on peut alors faire rayonner la notion d’engagement à rebours : Montesquieu et Voltaire, les auteurs des Lumières et des Utopies, Sade et Germaine de Staël, Jules Vallès et Victor Hugo ne sont-ils pas aussi des écrivains engagés dans un sens moins restreint, en tant qu’ils ont tous défendu une cause et choisi d’exposer leur personne ?

Sartre, Qu'est-ce que la littérature

« Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. » (Sartre)

L’engagement consiste donc à rendre visible l’invisible, à forger en dénonçant une connivence avec le lecteur, le menant à l’action, ou du moins à la réflexion. La littérature engagée postule donc une parole transparente et éclairante, parole-conscience, mot-action. Sartre va plus loin encore, établissant une responsabilité de l’écrivain en tant qu’homme public. Sortir de l’anonymat pour être lu rend les mots nécessairement pesants : «la littérature vous jette dans la bataille [...] si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé» écrit Sartre. On est de son temps, on doit en parler, on est coupable de se taire. Mais toute parole est-elle pour autant subversive ?

Orwell, 1984

« L’écrivain 'engagé' sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. » (Sartre)

Se pose en effet la question du contenu de ces textes. Faut-il représenter des personnages modèles auxquels s’identifier ? Ou choisir satire et critique en dépeignant des situations révoltant le lecteur, par exemple contre la guerre dans À l’Ouest rien de nouveau de Remarque ou la société d’information dans 1984 d’Orwell ? Quel sera le ton d’un texte engagé : la puissance carnavalesque du rire, le masque de l’ironie, la vigueur du pamphlet, la discrétion de l’écriture blanche de la nouvelle, le chant de la poésie ? Comment convaincre le lecteur, échapper à la censure et contester un pouvoir ? Où trouver la forme adéquate ? L’essai, de la tribune au manifeste, se donne pour l’émanation immédiate de la pensée de l’écrivain. Le roman à thèse offre un espace fictionnel à ses idées. Il fut cependant rapidement condamné pour son monolithisme, comme si finalement on ne pouvait que penser l’engagement et non l’écrire.

Ristat, Aragon

«Le théâtre doit cesser d’être magique pour devenir critique, ce qui sera pour lui encore la meilleure façon d’être chaleureux. » Barthes

Depuis l’Antiquité et la convocation de la polis, c’est peut-être le théâtre qui constitue le genre privilégié de l’engagement. Ainsi Sartre ou Camus se firent-ils dramaturges, et Brecht en fit le genre insurgé par excellence, écrivant «tout comme la transformation de la nature, la transformation de la société est un acte de libération, et ce sont les joies de la libération que devrait transmettre le théâtre d’une ère scientifique». Des metteurs en scène comme Mnouchkine ou Sobel s’en souviendront, perpétuant par le spectacle vivant cette tradition, songeant au beau pour changer le monde.

« Parole, orage, glace et sang finiront par former un givre commun. » (Char)

Les poètes ne sont pas en reste. Char compose durant la guerre, ce révélateur des engagements, une littérature de l’immédiateté et du danger, littérature passante, la poésie fragmentaire des Feuillets d’Hypnos, poèmes de l’espoir et du courage, célébrant le choix du combat parallèlement à celui de l’écriture : «Résistance n’est qu’espérance». L’écriture devient signe de ralliement, lien et langue secrète des Eluard, Desnos, Aragon, souffle rassurant et incessant. Aragon la dit nécessaire : «J’écris dans cette nuit profonde et criminelle», Semprun lutte avec les mots de Char : «Je murmure le début d’un poème qui s’appelle La liberté».

« Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité. » (Rimbaud)

Mais c’est précisément avec la poésie que se dessine une des limites de la littérature engagée : la littérature n’est-elle pas le lieu du dégagement rêvé rimbaldien, une parole du monde sans prise sur lui, une voix pure ? «Pourquoi des poètes en temps de détresse ?» s’interroge dans une formule célèbre Hölderlin. La littérature engagée s’inscrit en effet par définition dans une modernité, dans une instantanéité du débat public, et cet impératif contrarie le désir de la littérature à être de toute éternité. La littérature engagée n’est-elle pas condamnée à dater ?

Leiris, L'Âge d'homme

« Je me résignais mal à n’être qu’un littérateur. » (Leiris)

Pour dépasser l’opposition entre littérature engagée et éphémère de la révolte, Leiris choisit paradoxalement l’écriture autobiographique qui, à la manière de la corne du taureau met l’auteur en danger, prose à risque tant l’exposition d’une intimité au regard du lecteur engage son auteur. Nulle cause embrassée, si ce n’est celle de la littérature et du rapport spéculaire d’un auteur et de son lecteur-reflet. L’autobiographie est pour lui une façon nouvelle de s’engager dans le texte en tant qu’individu, de rendre des comptes, d’être sincère.

« Je n’ai pas fait un choix conscient, j’ai cherché alors à transcrire les choses les plus pénibles, les plus pesantes, les plus lourdes, et les plus importantes. » (Levi)

De la même manière, les récits sur l’enfer concentrationnaire relisent à leur manière le problème de l’engagement, ouvrant une question permanente à la modernité, rappelant la violence salutaire de l’écrit. Ultime légitimation du livre alors que «le fait même d’écrire était suspect» (P. Levi), dernier rempart de l’humanité, cette littérature engagée naît de l’impossibilité de ne pas fixer et d’une fonction neuve attribuée au verbe : «À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable», écrit Robert Antelme.

Bénichou, Le Temps des prophètes

« Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté. » (Eluard)

Comme le souligne douloureusement Primo Levi, à l’horizon de la littérature engagée, il y a bien l’urgence de la transmission d’un savoir et d’une permanence. Un des postes essentiels de ce passage de relais est tenu par l’école, où l’enseignement doublement ancré dans les textes et dans le monde échange (et les récents événements relatifs à la liberté pédagogique le confirment) une des formes aiguës de l’engagement. Peut-on, doit-on tout enseigner, pourquoi ne pas faire lire certains textes, quelle est la responsabilité de celui qui fait lire ?

« L’engagement ne doit en aucun cas faire oublier la littérature. » (Sartre)

La mémoire de la littérature conservant les classiques ne les désigne-t-elle pas finalement du même coup comme œuvres engagées ? En effet, si un texte engagé peut mourir de son actualité, les textes qui restent ne s’ancrent-ils pas dans le temps du fait de leurs aspérités ? L’histoire des procès et emprisonnements d’auteurs (Rabelais, Diderot, Sade ou Baudelaire) est éloquente. Ainsi évoquer la religion, la sexualité, le pouvoir engage l’œuvre. Sade dans La philosophie dans le boudoir fait se répondre érotisme et théories politiques, se servant d’une provocation pour faire admettre l’autre. Les classiques d’aujourd’hui furent tous subversifs, tordant une règle théâtrale ou prosodique, défiant la censure, dénonçant un pouvoir, défendant une injustice. La nécessité d’écrire se tient du côté du refus et de la révolte. Être auteur c’est être «celui qui dit non» pour reprendre les mots de Brecht.

« Le monde est maniable.» (Barthes)

La littérature engagée est un écho du désir orphique du verbe à changer le monde. Elle est l’expression d’un possible, une question posée à un monde qu’elle ne reconnaît pas. Mais est-elle à ce titre encore littérature, art du masque, du signe prismatique et de l’illusion ? La littérature engagée est un monstre, ou un équilibre délicat, jouant précisément sur le caractère biface du signe : lié au réel, pénétré de son référent le plus immédiat et le plus provoquant, limpide et identifiable, échappant pourtant à ce réel, se faisant image, poème et mythe, rempart et force.