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Lectures et lecteurs

Lectures et lecteurs

La relation du lecteur au texte est un mystère : pourquoi ce roman en particulier m’a-t-il plu ? Plaira-t-il à un autre ? Qu’est-ce que le goût de la lecture, le « plaisir du texte » ? Peut-on transmettre le goût des livres ? Y a-t-il des livres qui plaisent à tous ? Y a-t-il une seule lecture possible d’un même livre ? Autant de questions qui renvoient toutes au caractère biface de la lecture : relation d’un auteur à un lecteur, d’un lecteur à un texte, d’un lecteur rêvé à un lecteur réel.

Dossier initialement publié dans le numéro 17 des Mots du Cercle, août-septembre-octobre 2003.

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Au sommaire

Qu’appelle-t-on « lire un livre » ?

Blasselle, Livre

« On ne lit pas n’importe comment, ni n’importe quand, ni n’importe où, même si on lit n’importe quoi. » (Perec)

Lire un livre est une pratique à la fois simple et très complexe. Simple parce que tout le monde aujourd’hui sait lire un livre : ce dernier est devenu, au fil des siècles, accessible à tous et maniable. Les temps où seuls les clercs lisaient et où les livres étaient fragiles et intransportables sont révolus. Mais l’art de lire est aussi un processus complexe, parce que la lecture met en jeu un nombre important d’actions de la part du lecteur, qui tire parti, en lisant, de sa vue d’abord (qui peut conduire le lecteur à picorer sur la page, pour reprendre une image de Perec) ; de sa mémoire ensuite (lire c’est se souvenir des pages lues, c’est construire peu à peu une intrigue) ; de sa sensibilité enfin (chaque lecteur « entend » dans un mot un signifié qui lui est propre, qui correspond à son parcours d’individu, comme le rappelle Sartre au sujet du mot « Florence »).

Qui plus est, lire est un phénomène universel et en même temps totalement individuel et personnel : pour Vincent Jouve, le terme de lecture recouvre à la fois la façon de lire un texte et ce qu’on lit d’un texte. Théoriser la lecture, ce que fait « l’esthétique de la lecture », c’est imaginer un modèle de lecteur, une lecture modèle. Selon Jouve, analyse de la lecture et analyse des lectures doivent s’équilibrer. En effet, chaque lecteur se livre à sa propre lecture, chaque lecteur entretient avec les personnages du roman et les vers du poème une relation unique, un rapport d’identification qui n’appartient qu’à lui.

La lecture plaisir, ou le droit à la liberté.

Pennac, Comme un roman

« Car si nous voulons que mon fils, que ma fille, que la jeunesse lisent, il est urgent de leur octroyer les droits que nous nous accordons. » (Pennac)

Au-delà d’analyses savantes de la lecture, on peut donc se demander si chaque individu ne construit pas son propre rapport au livre, ce qui rend l’art d’enseigner la lecture d’autant plus difficile. Comme le raconte Daniel Pennac dans sa rocambolesque aventure de lectures scolaires, Comme un roman, c’est même la liberté fondamentale du lecteur d’établir avec le livre le rapport qui lui sied. Lire vite ou lentement, lire tout ou sauter des passages, comprendre ou rester imperméable, toutes ces lectures ne sont-elles pas à tolérer ? Pour pallier le risque de dégoûter de lire, risque que prend parfois la lecture dite « scolaire », ne doit-on pas les accepter ? Peut-on alors parler d’une bonne lecture ? La lecture existe-t-elle ? Le rapport du lecteur au livre repose bien avant tout sur la liberté du premier d’engager cette lecture. Sans cette liberté de choix et de rythme, il semble que le plaisir de la lecture soit d’abord atténué.

Le livre pour quel lecteur ?

Jauss, Esthétique

« Moi, je travaille en vous espérant pour lecteur. » (Hugo à Paul Meurice)

La lecture suppose cependant une double relation : du lecteur au livre, certes, mais aussi du lecteur à l’auteur. Lorsque l’auteur écrit, il écrit pour un lecteur spécifique, public que nous ne sommes pas : toute oeuvre s’adapte à ce que Jauss nomme un « horizon d’attente » de ses lecteurs. Et dans la mesure où la relation du lecteur au livre est toujours différée, qu’on lit toujours un livre qui ne nous est pas exactement destiné, notre lecture est toujours, en un sens, clandestine. Lire un livre c’est donc d’abord nécessairement reconstituer une relation entre ce lecteur imaginaire à qui le texte était destiné et nous-mêmes, lecteurs réels. Bien lire, ce serait interpréter le rôle de ce lecteur-là. Et à l’exception du lecteur de Jacques le fataliste ressuscité à chaque lecture, la relation de l’auteur et du livre au lecteur ne va pas de soi.

Pourquoi une lecture guidée ?

Diderot dossier

« D’ailleurs, c’est mon but (secret) : ahurir tellement le lecteur qu’il en devienne fou. » (Flaubert)

Pour retrouver ce lecteur, pour rétablir ce lien idéal, il convient de se pencher sur le monde dans lequel le livre est né. En effet le texte n’est pas seul, il n’est pas un objet neutre. Il est d’une époque, d’une situation politique et économique spécifique. Il est d’un auteur, avec ses techniques d’écriture et ses modes de publication, ses lectures, ses visites au musée ou au cinéma. Au-delà même de la biographie de l’auteur, (Proust critiqua la tentation d’interpréter un texte en fonction de la vie de son auteur), il s’agit d’étudier les représentations socio-culturelles, bref les instruments au sens large du mot dont dispose un auteur à sa table de travail. Le livre est paru dans un monde qui n’est plus le nôtre, et dans la mesure où ce monde a influencé l’écriture du livre, il convient de faire ce voyage en sa direction. Qu’il choisisse d’écrire contre ce contexte, contre une forme littéraire ou une école (les réalistes contre le romantisme, par exemple) ou dans une tradition (Ronsard influencé par le néoplatonisme et le pétrarquisme), un auteur est toujours influencé, inscrit dans ce qui l’entoure.

Le lecteur comme auteur

Sartre, Qu'est-ce que la littérature

« Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. » (Stendhal)

Pour comprendre le texte, on adopte donc le point de vue de son auteur : on joue alors non seulement le rôle d’un lecteur, mais aussi celui de l’écrivain lui-même. Il faut garder à l’esprit que tout auteur est d’abord un lecteur. Au gré d’un groupement thématique on peut observer les résonances d’un texte à l’autre, d’un siècle à l’autre. Mais retrouver grâce à la critique le regard de l’auteur est aussi nécessaire, car cela permet par exemple d’abolir l’ambiguïté de l’ironie, aide qui peut être précieuse pour déchiffrer telle page de Voltaire ou de Flaubert. Un livre est donc aussi un objet à comprendre et qui peut être mal compris. Il s’agit alors d’établir entre le lecteur et son livre des relais, qui en favoriseraient la meilleure interprétation. Aux dépends d’autres interprétations ? Bien qu’un livre ne soit jamais un objet totalement illisible, et si tant est qu’il ait une lecture juste, ce que des auteurs comme Eco suggèrent, on peut en tout cas faire de chaque livre la lecture la plus juste possible.

Y a-t-il alors une lecture juste ?

Jauss, Hérmeneutique

« Il faut encore accepter une dernière liberté : celle de lire le texte comme s’il avait déjà été lu. » (Barthes)

Le livre propose donc un double voyage dans le monde de l’imaginaire, dans une époque différente de la nôtre, qui a ses propres référents, sa propre culture, ses habitudes, sa langue et ses images. Qu’on ne s’y trompe pas : il existe bien entendu une relation spontanée, non informée, de chaque lecteur au texte. Bien qu’on puisse se demander si cette lecture ne conduit pas parfois au contresens où justement on prendrait par exemple l’objet de la lecture au pied de la lettre, elle a la plupart du temps été prise en compte par l’écrivain. Ainsi, on lit sans doute de prime abord dans L’école des femmes, pour l’essentiel, ce que Molière y a écrit. Même si celui-ci écrit son oeuvre dans un temps qui est le sien, il pense aussi aux lecteurs à venir. Cette lecture première n’est pas exclusive de l’autre, toutes deux peuvent se compléter, se répondre. La lecture informée permet en fait un approfondissement du texte, elle révèle sa variété. La critique a pour fonction, pour vocation de précéder le lecteur dans sa rencontre, d’aller au-devant du texte, dans la mesure où elle a lu avant nous l’oeuvre que nous découvrons. Elle est le cicérone bienveillant, l’ange gardien du texte, une « table d’orientation » pour reprendre l’expression de Jean Starobinski. Ainsi, c’est à la confrontation de deux univers autour du texte comme point de ralliement, univers mental et social de l’écrivain et univers du lecteur, que nous invite la critique. Et loin de gâcher une lecture en la prévenant, en l’informant, loin d’en détruire une spontanéité toute chimérique, car on ne lit jamais de manière « neutre », elle augmente sans doute le plaisir du texte, car elle en conjure l’illisibilité et en ouvre le sens.

En conclusion, quels rôles pour le lecteur ?

Robert, Roman des origines et origines du roman

« Son livre va nous troubler à la manière d’un rêve. » (Proust)

La lecture juste, et malgré tout ce que nous pourrons lire au sujet du texte, finalement la seule possible, est cette lecture mixte, faite d’un savoir sur l’oeuvre et de ses effets sur l’individu lecteur. Pour lire un texte, le lecteur devrait être comme l’acteur qui connaît déjà et interprète donc les mots, dans un échange dynamique avec eux, le sens véritable du texte se construisant dans un entre-deux. Plus encore, le lecteur qui ouvre un livre se voit investi d’une double responsabilité à l’égard du texte : faire une lecture juste de l’oeuvre, ne pas trahir la fiction et son auteur ; mais aussi faire vivre le livre, par la lecture et par sa lecture en ressusciter le contenu.