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L'autorité

L'autorité

« Le grand enseignement est celui qui éveille des doutes chez l’élève, qui est école de dissension. » George Steiner

Il est aujourd’hui, en particulier à propos de l’école et de son rôle dans la société, question de manière récurrente d’autorité. L’autorité des maîtres (comme ailleurs celle des parents) serait contestée, et devrait être rétablie. Cette actualité de l’autorité permet à ce titre une étude plus globale et plus approfondie de cette notion, de ce qu’elle est et de ses fonctions morales, éducatives, politiques, et ce pour plusieurs raisons.

Dossier initialement publié dans le numéro 23 des Mots du Cercle, février-mars-avril 2005.

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Singer, De nouveau au tribunal de mon père

« Si l’autorité feint d’aimer, elle est odieuse, et si elle aime réellement, elle est sans puissance. » (Alain, Propos sur l’éducation)

L’autorité est au cœur de la relation entre enseignants et élèves, (et au sein de ce rapport des élèves à celle des auteurs qui « font autorité ») et on peut, en mettant au jour les figurations et les critiques des autorités par les textes littéraires, conduire les élèves à apprécier ce qui constitue le sens (le but, les limites) de la relation d’autorité. D’autre part, cette notion est à l’origine de la nécessité d’écrire, que ce soit en tant que traduction symbolique d’une autorité rêvée, la parole littéraire façonnant les relations d’autorité en les formulant mais aussi en tant que lieu de la contestation de l’autorité abusive, ou précisément, autoritaire.

Ensuite l’autorité est une notion vivante, et elle mérite - au sens fort - d’être remise en cause pour la faire exister. Enfin cette interrogation est l’occasion de confronter les élèves à la question politique, en tant que pratique quotidienne d’une autorité. À cette condition seulement on parle vraiment de l’autorité sans se laisser aveugler par l’autoritarisme qui semble la couper de ce qui lui donne son sens : conduire ailleurs.

Molière, Tartuffe

« Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître / Qu’il faut qu’on m’obéisse et que je suis le maître. » (Molière, Le Tartuffe)

La question de l’autorité est en soi d’intérêt parce qu’elle est aussi diverse que dense et qu’elle se situe à mi-chemin des relations interpersonnelles et privées (l’autorité des parents par exemple) et des relations politiques et publiques (l’autorité des dirigeants). L’éducation constitue aussi un moment de soumission à l’autorité. On est donc, au cours de son existence constamment confronté à de l’autorité. En quoi cette autorité consiste-t-elle ? Qui concerne-t-elle ? En quoi se différencie-t-elle du pouvoir, de la force, de l’autoritarisme, autant de mots qui en semblent si proches ? Si on l’emploie, à quoi sert-elle ? Et enfin, pour le sujet qui nous concerne, comment se montre-t-elle dans les œuvres littéraires et artistiques ? Et quel usage en font les artistes? Ces questions serviront de fil directeur à notre propos, qui ne vise pas tant à définir l’autorité qu’à en décrire les usages humains et les formes littéraires qui leur correspondent.

Steiner, Maîtres et disciples

« Puis Iahvé Elohim donna un ordre à l’homme. » (Genèse, 2, 16)

Curieuse coïncidence : les mythes originels racontent d’une seule voix des histoires d’autorité et de rébellion. Yahvé pose son autorité sur Adam et Ève bientôt rebelles, Zeus rappelle Prométhée à l’ordre et l’enjoint de ramener les mortels impies dans le chemin de la dévotion. Cette autorité divine, apparemment indiscutable, est cependant bafouée. Ainsi naissent les premières histoires, leurs assises sont conflit, désobéissance, un « non ». L’autorité apparaît par contraste face à l’assaut qui lui est fait : le dieu impose face au contrat défait, et brise ainsi l’opposition. L’homme sera châtié. Il devra désormais se soumettre. Mais au même instant, les textes fondateurs commencent aussi un rêve, celui des possibilités infinies de l’homme : se moquer des immortels et leur dérober le feu, s’approprier la connaissance délicieuse du bien et du mal, jusquelà apanages des dieux. Le gain est réel. L’effet de ces premiers textes est double : fonder pour les générations à venir les limites de l’autorité, montrer ce qu’il y a au-delà. Le mythe de Prométhée contient un autre enseignement : le titan se fait le premier maître des hommes, leur donnant le feu et la technique. Il écarte d’eux l’autorité des dieux pour incarner l’autorité du savoir. Comme si l’homme avait toujours été tenu en respect entre ces deux pôles.

Celui du pouvoir violent et celui de la sagesse, qui tous deux fondent les relations d’autorités fondamentales, celle qu’on exerce par la force physique, celle qu’on exerce par la puissance intellectuelle.

Arendt, Crise de la culture

« Là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. » (Hannah Arendt, Qu’est-ce que l’autorité ?)

Ce que révèlent ces exemples mythologiques, c’est que l’autorité est à la croisée de nombreux paradoxes. Elle est à la fois relativement délicate à circonscrire alors que nous faisons tous, à tous les âges de la vie, l’expérience de l’autorité. Elle est toujours incarnée, et pourtant elle demeure un pouvoir invisible, une capacité de faire agir autrui. Elle n’est jamais aussi forte que quand elle est exercée par des morts, des dieux ou des idées, et pourtant, comme le remarque Alexandre Kojève, l’autorité authentique est celle contre laquelle on pourrait virtuellement se retourner, se rebeller, mais que l’on choisit sciemment de respecter. Elle présuppose la liberté de celui qui se soumet et pourtant elle est une forme de contrainte. Elle paraît accorder toute puissance à celui qui l’exerce, et pourtant sans celui qui lui obéit, que reste-t-il de l’autorité, nécessairement lien ? Enfin elle s’annule si elle emploie la force, et cependant un léger glissement sémantique la fait passer vers l’adjectif autoritaire, accompagné de connotations de force, de peur, alors qu’elle doit être reconnue sans être crainte. L’autorité est donc quelque chose de très concret, et en même temps sa raison d’être, sa légitimité et son but sont difficiles à saisir, à accepter, ils sont même parfois violemment contestés. Tout compte fait la véritable autorité appartient à l’utopie tant la limitation de la liberté humaine semble bien souvent illégitime. Et pourtant, nul groupe humain sans autorité de fait. Cela la rend-elle pour autant nécessaire ?

Kafka, Lettre au père

« On aurait pu supposer que tu allais me réduire en poussière et qu’il ne resterait rien de moi. » (Kafka, Lettre au père)

La première forme d’autorité, la plus répandue, celle à laquelle tous les hommes ont un jour affaire, est l’autorité des parents sur les enfants. Autorité fondée sur la force physique, douloureusement acceptée par un Kafka ou un Jules Vallès. Autorité héritée d’une sagesse supposée plus grande, qui donne des droits et que l’on retrouve à l’échelle d’une société dans l’autorité des Anciens, des fondateurs de la Cité. Autorité reposant aussi sur la responsabilité des parents à l’égard de leurs enfants non émancipés. L’autorité parentale, aujourd’hui concept juridique, est à ce point universelle que les mythes fondateurs évoqués plus haut y renvoient tous. Ce sont les « enfants » des dieux qui se révoltent ou se soumettent.

Cette autorité microcosmique sert de base aux modèles politiques, le Père devenant une métaphore courante pour désigner le Prince. Agnès montre la limite de l’autorité d’Arnolphe, certes toutpuissant, mais incapable de la nourrir de l’amour ou de l’admiration qui fondent une autorité efficace. L’obéissance de sa pupille reste sur la scène comme une coquille vide. Car l’autorité se doit toujours d’avoir un sens, de servir une cause qui la rendra agréable. La leçon de Molière dévoile l’inanité de l’autorité bâtie uniquement sur la peur, oublieuse de la nécessité de l’échange qui construit ce lien. Obéi et obéissant doivent chacun trouver leur compte dans cette relation pourtant asymétrique.

Steiner, Maitres et disciples

« Le grand enseignement est celui qui éveille des doutes chez l’élève, qui est école de dissension. » (George Steiner, Maîtres et disciples)

Si Arnolphe échoue dans son entreprise de père, il manque aussi à son rôle d’éducateur : Agnès réalise elle-même ne rien avoir appris de lui. Figure d’autorité par excellence, honnie ou admirée, celle du maître fait de l’école le second endroit où l’enfant rencontre l’autorité. Elle est ici censée se trouver au service du savoir, mais aussi d’une forme d’éducation politique primordiale à la vie en groupe. Là, une autorité semble nécessaire pour éviter le désordre, elle s’incarne dans la figure de celui qui sait, et qui transmet ce savoir. Reste alors à déterminer dans quelle mesure l’autorité est nécessaire à l’acquisition du savoir. Ou au contraire si l’abbaye de Thélème rabelaisienne et son Fay ce que vouldras
constituent le modèle pédagogique idéal, repris par le psychanalyste Neill, fondateur de l’école autogérée de Summerhill, qui écrivait : « Disciplinez un enfant et cet enfant a priori sociable deviendra mauvais, menteur et haineux. » Le maître (à l’école, dans l’atelier) détient finalement la seule autorité valable, celle d’une connaissance nécessaire qu’il transmet à son disciple, dans cette relation inchangée qu’analyse George Steiner :
« Éveiller chez un autre être humain des pouvoirs, des rêves audelà des siens ; induire chez d’autres l’amour de ce que l’on aime
; faire de son présent intérieur leur futur : une triple aventure à nulle autre pareille. » Là aussi l’estime et l’admiration scellent la confiance de ce passage de relais. Elle est aussi une autorité dans le sens où le disciple est toujours potentiellement admiré en retour, éduqué finalement pour prendre la place du maître.

Ionesco, La leçon

« LE PROFESSEUR, avec autorité : Silence ! Que veut dire cela ? » (Ionesco, La leçon)

Mais là encore à l’opposé de ce maître idéal, usant de son autorité comme d’un charme, combien de figures littéraires figées de tyrans d’école qui vident l’autorité de son ambition, pour fabriquer des monstres pédants et brutaux, ne visant que la pure soumission, à la manière des maîtres du Zéro de conduite libertaire de Jean Vigo? Comme autant de vengeances d’écrivains contre cette contrainte faite à l’enfant dont la nécessité paraîtrait arbitraire, comme autant d’avertissements contre la tentation d’opprimer. C’est chez le Ionesco de La Leçon que l’on trouvera une des formes les plus excessives de l’autorité du maître : à l’issue du délire et de la farce il y a le crime. La mise à mort de l’un par l’autre. Parce que, comme le rappelle Steiner, « on pourrait voir dans l’enseignement l’exercice, dissimulé ou non, de rapports de forces ».

Artaud, Le théâtre et son double

« Que les poètes morts laissent la place aux autres. » (Antonin Artaud, En finir avec les chefs-d’œuvre)

L’autorité du savoir, représentée par le type du maître, ne s’incarne cependant pas nécessairement. Comme l’observe Kojève, ce sont les morts qui exercent, parce que anciens et incontestables, les formes d’autorité les plus fortes. Ainsi de la prophétie de Tirésias à Ulysse aux Enfers. À ce titre, les auteurs, les artistes sont eux aussi dépositaires d’une forme d’autorité. Le chef-d’œuvre, le classique, parce qu’ils sont reconnus, forcent l’admiration, s’imposent comme autorité, et suscitent même une forme de crainte. Ils constituent désormais une forme d’absolu, que l’on retrouve dans ce que la rhétorique nomme un argument d’autorité (« c’est l’opinion d’une personne savante, compétente, inspirée ou simplement illustre, opinion qui garantit la nôtre » explique Olivier Reboul). Ils rappellent ainsi la parenté étymologique de l’auteur et de l’autorité, auctor et auctoritas en latin. Certes, l’auteur a bien l’autorité sur son œuvre, mais d’elle découle un effet, une influence pour les temps à venir.

On dit d’un texte, d’un tableau qu’il fait autorité, qu’il établit un canon, qu’il coûtera donc de lui désobéir. Il en va de même pour les textes scientifiques, philosophiques : l’écrit pose face à l’oral la contrainte de son immortalité. Et parce qu’ils se figent, comme dans l’étonnante visite du musée de Bouville, où le Roquentin de La nausée de Sartre s’élève contre les masques figés des tableaux des autorités de la ville, les autorités littéraires poussent aussi à la révolte contre les règles. L’œuvre littéraire se tient entre ces deux tentations : celle du conformisme, afin de pouvoir être lue, celle de l’esquive pour se distinguer. Pour questionner ou briser à son tour les formes et les maîtres.

Heuck, Le secret de maître Joachim

« Puisqu’aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes. » (Rousseau, Du Contrat social)

Enchaînant tous les hommes, l’autorité politique paraît ultime par l’étendue de sa force, ultime aussi par l’ancienneté dont elle se prévaut. Chaque membre d’un groupe, d’une bande, de la société dans son ensemble obéit à des règles qui le dépassent, parce qu’elles lui préexistent, que cette obéissance se formalise en un chef, un code, une coutume, la morale qui dirigeront ses actes. Sartre décortique cette fascination pour le pouvoir du chef et son autorité dans la nouvelle L’enfance d’un chef, où Lucien Fleurier, adolescent velléitaire et fils d’industriel, se lamente : « Je ne serai jamais un chef. » Si toute société élit ses maîtres, il convient de se demander pourquoi elle a tant besoin de chefs.

Pour Kojève, ce besoin primordial d’être dirigé et d’obéir est lié à la capacité du chef, comme celui du prophète, à convaincre les autres de l’acuité de sa vue. Le chef est celui qui prévoit, qui sait anticiper les événements et donc y préparer. Et il y a dans les rapports d’autorité une place toute particulière faite à la vue et à ses métaphores, qui offrent bien des ressources au roman ou au théâtre : les yeux baissés d’obéissance, le regard qui force le respect. La peur n’est-elle pas parfois aussi ce qui fonde la crédulité des sujets du Prince, même absent ?

Pirandello, Six personnages en quête d'auteur

« LE CHANT DU CHŒUR : Mais le plus haut dans la cité se met au ban de la cité / si, dans sa criminelle audace, il s’insurge contre la loi. » (Sophocle, Antigone)

Une question demeure alors face au pouvoir de celui qui détient l’autorité : qu’est-ce qui limite son autorité, qu’est-ce qui réévalue sa légitimité et donc la maintient en vie, au-delà d’une tradition ou d’un héritage ? Le regard des autres et la publicité de l’autorité politique, portée par exemple sur la scène dans le théâtre antique? Le héros tragique, comme le héros romantique, figures de la transgression, poussés par l’hybris, la démesure ? Comme Antigone, comme Frédéric, le prince de Homburg, le héros incarne un ordre en lutte contre un autre ordre (les lois humaines contre celles de la tradition pour Antigone). Grâce à l’hybris, le héros parvient à remettre en cause l’ordre contre lequel il se brisera pourtant. En ce sens, l’autorité (divine ou politique) est maintenue en l’état, est conservée. La désobéissance autorise cependant un doute sur cette autorité. La tragédie propose donc un balancement entre remise en cause et réaffirmation du pouvoir en place. Elle est la respiration de l’autorité.

La Fontaine, Fables

« Cela dit, Maître Loup s’enfuit, et court encore. » (La Fontaine, Le chien et le loup)

Difficile donc, impossible sans doute, d’échapper totalement au cours de sa vie à l’emprise d’une autorité (sauf peut-être dans la solitude du lecteur…). Une raison de plus pour chercher à la comprendre, pour l’accepter dans ce qu’elle a de rassurant ou la défier dans ce qu’elle a d’arbitraire. D’autant plus que l’homme en société se définit essentiellement dans son rapport aux autorités : par la nécessité de se conformer un temps, pour se construire, et construire, pour ensuite quitter les rôles auxquels confine l’autorité et enfin chercher toujours à s’en émanciper ou à la recommencer. Car comme l’écrit Robert Walser, « les gens qui obéissent ressemblent généralement trait pour trait à ceux qui commandent ».