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La Lune

La Lune

Au fur et à mesure que la lune s’est rapprochée des hommes, au bout de la lunette de Galilée d’abord, aux pieds de Neil Armstrong ensuite, son usage littéraire n’a cessé d’évoluer. D’abord inaccessible, la distance qui nous séparait de notre satellite fut comblée par l’imaginaire. Peu à peu conquise, les hommes ont rêvé l’aborder, l’habiter. La réalité des œuvres sur la lune est bien sûr plus complexe. Sans être véritablement successifs ces deux mouvements qu’on dira pour simplifier mythologique et poétique d’une part, scientifique d’autre part, ont toujours existé et animé les littératures en parallèle. Sur le plan de la science comme sur celui de la poésie, la lune dit un rêve de l’homme et l’exploration de ses limites.

La lune, parce qu’elle est un des objets de contemplation les plus anciens, parce qu’elle est un objet de fascination universel, a accumulé un nombre infini de strates imaginaires dans l’esprit humain. De ce fait elle touche à tous les genres littéraires et artistiques.

Dossier initialement publié dans le numéro 20 des Mots du Cercle, mai-juin-juillet 2004.

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La conquete de la lune

« On croirait voir vivre/ Et mourir la lune. » (Verlaine)

Les premières observations que firent les hommes en levant les yeux vers la lune furent de trois ordres. D’abord la lune appartient en propre à la nuit, comme le soleil au jour. De là découle le parallèle préscientifique souvent fait entre le soleil et la lune, les deux astres et les vertus ou calamités qu’on leur attribuait s’opposant systématiquement. La deuxième observation concernait, concernera toujours, les formes de la lune. À l’opposé du soleil, la lune croît et décroît, naît, vit et semble mourir une fois par mois. À ce phénomène furent associées diverses valeurs symboliques, que trahissent encore aujourd’hui les proverbes. La lune peut selon les civilisations et les folklores signifier la mort, mais aussi paradoxalement, la vie renaissante, la mort contrariée. Enfin du fait de ce cycle lunaire, de la régularité de son voyage autour de la terre, de nombreuses cultures se fondèrent sur la lune pour établir leurs calendriers.

Aujourd’hui solaire, la mesure du temps s’est faite longtemps à partir des déclinaisons et des résurrections de la lune. Le mois lunaire de vingt-sept jours inscrivait un temps humain plus sensible que l’année solaire qui en compte trois cent soixante-cinq.

Maupassant, Clair de Lune

« La lune est le rêve du soleil. » (Klee)

Mais ces observations n’ont pas conduit uniquement à une rationalisation du temps. Échappant à l’emprise de l’homme et marquant de manière permanente sa destinée, la lune a aussi joué un rôle actif dans l’écriture des croyances humaines. Qu’elle suscite superstitions ou peurs, la lune, peut-être parce qu’elle est associée à la nuit, moment de moindre visibilité des êtres et des choses, moment du mystère, moment aussi du sommeil et de l’engourdissement des sens et de l’épanouissement des rêves, féconde l’imaginaire humain. Au-delà des vertus supposées que lui prêtent les folklores, la lune personnifiée traverse toutes les mythologies. Qu’il s’agisse de l’Artémis grecque ou de la Diane romaine, belles et chastes déesses de la chasse, ou de la sorcière Hécate au triple visage, la lune conserve en prenant des traits humains, ce double aspect, à l’image de ses deux faces : la blancheur et la douceur du connu, l’inquiétante obscurité du côté qu’elle dissimule aux hommes. Le mythe de Séléné (la lune, en grec, sœur d’Hélios, le dieu soleil) et Endymion, beau jeune homme doué d’immortalité mais condamné à un sommeil éternel, à qui l’amoureuse déesse lunaire ne rendait visite qu’une fois la nuit tombée, rappelle lui aussi cette ambiguïté fondamentale de la lune.

Verne, De la terre à la lune

« Ah ça ! dit Michel Ardan, d’un air un peu décontenancé, il n’y a donc personne ? » (Verne)

Parallèlement à cette lecture mythologique de l’astre, déployant entre elle et la terre des épaisseurs de fiction, un courant littéraire nourri du regard ancien de la science sur la lune, analysant sa taille, son éloignement de la Terre, son orbite, s’est fait fort de raconter sa conquête. Au fil des siècles, ce voyage toujours recommencé s’enrichissait des acquis les plus récents de l’astronomie. De Lucien de Samosate et son bateau volant dans l'Histoire véritable, de Cyrano de Bergerac retrouvant le paradis terrestre et d’hostiles Sélénites jusqu’aux récits de science-fiction de Jules Verne ou de H. G. Wells, l’idée de poser le pied sur la lune semble aussi ancien que la littérature. Parce qu’elle est à la fois à notre portée, mais qu’elle est demeurée, jusqu’à une date récente, inabordable, la lune offre un fertile terrain au rêve d’une rencontre extraterrestre, mythe fondateur des récits d’anticipation. À ce titre, elle est autant le double du soleil que le double de la terre. Elle est une terre, aussi accessible finalement que les Terrae incognitae
de l’âge des grandes découvertes. Miroir de notre monde, elle permet d’imaginer des êtres, une civilisation réfléchissant ceux que nous connaissons. Utopie ou contre-utopie, elle est le lieu de l’épanouissement ou de l’anéantissement de l’homme.

Laforgue, Complaintes

« Ah ! la lune, la lune m’obsède… Croyez-vous qu’il y ait un remède ? » (Laforgue)

Mais vouloir s’approcher de notre satellite pour en résoudre l’énigme n’a pas été le seul motif de la fascination pour la lune. Bien au contraire, c’est précisément pour l’incertitude qui fut si longtemps associée de la lune, et du fait de notre expérience partagée de cette autre vie liée au clair de lune, la vie non-solaire, inversion de la banalité du quotidien, que la lune est un motif poétique privilégié. Qu’il s’agisse du paysage au clair de lune, dont la vocation en poésie ne s’est jamais démentie, ou de la tradition particulièrement vivante au XIXe siècle des personnages lunaires, Pierrot en tête, la lumière nocturne semble propice à toutes les méditations. Les formes s’estompent, la vie s’apaise, et l’on est saisi par l’angoisse et la mélancolie de l’inconnu. À un Verlaine évoquant « la splendeur triste d’une lune / Se levant blafarde et solennelle une / Nuit mélancolique et lourde d’été / Pleine de silence et d’obscurité » paraît répondre un Baudelaire décrivant « la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d’une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent », ou à un Jules Laforgue, qui fit de la lune et de Pierrot son thème poétique de prédilection.

Prevert, L'opera de la lune

« Car en cet instant même, la lune glissait entre deux noirs nuages. » (Villiers de l'Isle-Adam)

Et c’est parce qu’elle est lumière de la nuit, mais aussi parce que toutes les croyances humaines ont attribué à la lune un pouvoir maléfique, une influence néfaste sur les hommes, que la lune hante les récits fantastiques, les histoires terrifiantes. La lune fait peur ou du moins elle l’accompagne, l’assaisonne, l’enclenche.

Devenue cliché du roman gothique, la lune a longtemps été rendue coupable de la métamorphose des loups-garous et autres
êtres de la nuit. Lumière commode pour les monstres obscurs, éclairant opportunément leurs forfaits nocturnes, la lune permet aussi de révéler ce qui devrait être caché. À ce titre elle est aussi une lumière de l’interdit. D’autant plus qu’elle ne permet pas de voir, qu’elle n’autorise qu’à deviner, à soupçonner. Elle est donc le ferment de l’inquiétude. Inversion du monde réel, elle est l’alliée naturelle des chimères, elle maintient nos yeux entrouverts et libère, en leur donnant forme, nos angoisses partagées.

Appel du Cosmos

« Il y avait certes maintenant, comme alors, la splendeur antique inchangée d’une lune, cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l’inutile beauté de sa lumière. » (Proust)

Il paraît difficile, au terme de ce parcours, de définir une lune littéraire unique, tant les créations où elle figure et tant ses manifestations, de l’objet central de l’œuvre à un simple éclairage, à une notation d’atmosphère, sont diverses. Plutôt alors que de rechercher une lune, c’est cette profusion d’aspects qui est signifiante. La lune, les deux faces de la lune, pourraient être à l’image de deux versants indissociables de l’esprit humain :
un versant scientifique, qui cherche à connaître, un versant imaginaire qui continue à rêver. Un point de ralliement de ces divers courants pourrait être envisagé avec prudence. Parce qu’elle fut, historiquement pour l’humanité entière, et à chaque nuit pour chaque homme, une image de ce que l’on peut contempler sans pouvoir l’atteindre, la lune cristallise les désirs.

Il paraît alors logique qu’elle traverse, sans décliner, les romans et la poésie. Elle est le symbole vivant car inaltérable, ou plutôt toujours recommencé, de notre capacité à vouloir. Si l’on ne saura jamais décrocher la lune, la parole qui le fait, l’œuvre qui nous le permet, suffisent à nous donner à voir la lune pour ce qu’elle est : un être visible-invisible, qui, une fois atteint, nous échappe encore.