Dossiers thématiques

La fin

La fin

« Eh bien, continuons. » Jean-Paul Sartre

La fin d’une œuvre est une étape éminemment ambiguë. Toute œuvre littéraire se conclut, et pourtant on ne trouve pas deux fins identiques dans leurs moyens et leurs effets. La fin est à la fois le soulagement d’une tension et une déception de quitter l’émotion de la lecture, à la fois résolution, et, lorsqu’elle est fin ouverte, insatisfaction de devoir choisir un sens. Elle est le nécessaire achèvement du récit qui ne conduit qu’à elle, et pourtant il est sa négation car il la retarde sans cesse, au fil des pages et du temps.

Elle est nécessaire au texte, récit, poème, pièce, naturellement achevé, et en même temps, se concentrent là tant de faisceaux de signification et d’attention que l’auteur ruse pour donner à la fin la forme d’une évidence, s’il ne décide pas de jouer avec le caractère obligé et sans doute effrayant du lieu. Elle devrait aller de soi et pourtant quel écrivain n’a pas joué à défier ce rituel, par une pirouette, une pointe, un coup de théâtre ? Elle se définit tout autant comme une conclusion que comme un nouveau départ possible, vers une rêverie qui poursuit l’œuvre, vers une autre lecture qui s’y accote. La fin est-elle halte ou passage ?

Dossier initialement publié dans le numéro 26 des Mots du Cercle, novembre-décembre-janvier 2005-2006.

  • Télécharger les exercices (PDF)
  • Télécharger le dossier complet (PDF)

Molière, L'Avare

« Et moi, voir ma chère cassette. » (Molière, fin de L’Avare)

La fin est tout d’abord un emplacement stratégique de l’œuvre. Elle a comme son pendant inaugural, l’incipit, un statut particulier. L’explicit, ce sont les derniers mots, le dernier souvenir que le lecteur gardera de l’œuvre. Et cette impression forte déterminera sans doute aussi l’image qu’il emportera de cette rencontre. Combien, à ce titre, de fins « décevantes ». Plus que la coloration sentimentale qui nous attache à l’œuvre, la fin projette son ombre pourtant fine sur le texte qui la précède. Elle conduit à repenser ce qui s’est passé, voire à le réévaluer. Ainsi, c’est la fin heureuse d’une tragédie qui permit aux promoteurs de la tragi-comédie, monstre de l’âge classique, d’élaborer ce genre incongru. De même, c’est la fin du récit fantastique, parce qu’elle se refuse à expliquer l’inexplicable, qui garde vivante la tension propre au genre. La fin peut être une surprise, et la pointe du « Dormeur du val » rimbaldien lève soudain le voile sur la portée jusque-là seulement esquissée de son poème. La linéarité de l’œuvre littéraire oblige donc l’auteur à affronter sa clausule et à en assumer le poids. D’autant que cette fin annoncée a une matière : ce sont les dernières pages du roman que l’on palpe entre ses doigts, c’est la fatigue du corps au théâtre qui se suspend aux derniers mots des comédiens, c’est sur l’espace de la page, les derniers vers du poème que l’on entrevoit dès l’abord. Le lecteur est averti, il reste à le surprendre ou à le conforter dans son attente.

Diderot, Jacques le Fataliste

« Et moi, je m’arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j’en sais. » (Diderot, Jacques le fataliste et son maître)

La fin est en effet attendue. On peut même dire qu’elle est présente à l’esprit dès les premiers moments de l’œuvre. Que cette tension entre début et fin est une des tensions qui dynamisent l’œuvre. Je sais que cela va finir, je ne sais pas comment : voilà pourquoi j’accorde, le temps d’une lecture, mon attention au texte. Et c’est même cette attente informée qui caractérise le sentiment tragique : l’issue mortelle m’est connue, et mon douloureux plaisir vient de la façon dont elle est amenée. Dans la structure du récit, telle que la définit l’ubiquiste schéma narratif, elle s’appelle situation finale, elle permet le retour à l’équilibre décrit par la situation initiale. Au théâtre, la métaphore est limpide, un dénouement vient trancher un nœud que l’action avait peu à peu serré. Ce dénouement ne fut pas sans susciter les interrogations au cours de l’histoire du théâtre. Aristote indiquait dans la Poétique que « les dénouements de fable doivent résulter de la fable même, et non d’une intervention divine », et proscrivait à ce titre les deus ex machina, « croix de ma mère » et autres coups de théâtre, jugés arbitraires et invraisemblables, et à ce titre irrecevables par le public. La catastrophe (dénouement de la tragédie), le dernier événement de la pièce, devait être un délicat équilibre entre clôture du parcours de chaque personnage, ultime péripétie ou reconnaissance. Qu’il s’agisse de l’exode antique, de la pointe du sonnet, de la morale de la fable, de la chute de la nouvelle, la fin est
à l’image de la sortie hors de l’Éden de la Genèse, un moment de résolution de la tension conduisant à une réinterprétation du texte, nimbé parfois d’un sens moral : ce qui s’achève doit avoir une raison de s’achever.

Flaubert, L'Education sentimentale

« C’est là ce que nous avons eu de meilleur, s’exclama Deslauriers. » (Gustave Flaubert, Fin de L’Éducation sentimentale)

Ce surcroît de sens qui explique le désir de lecture, le roman policier, dont l’efficacité n’a cessé de se polir depuis le fondateur Œdipe-roi, l’incarne fort bien. La fin du récit est une explication, une levée de l’énigme, une résolution. La fin n’est plus seulement l’événement logique qui vient couronner un parcours, elle est ce qui permet de comprendre ce parcours, autrement opaque. Ici, c’est la polysémie de fin (achèvement et finalité) qui éclaire. Le mystère, pour être toléré, pour que malgré le trouble où il nous jette, et malgré notre désir de « deviner » la fin, d’ébaucher au fur et à mesure de la lecture des hypothèses à son sujet, doit être su fini. Nul ne s’engagerait au spectacle, nul ne se perdrait dans le courant de l’illusion théâtrale s’il ne savait que celle-ci doit se terminer.

Corneille, L'Illusion comique

« Mon âme en gardera l’éternel souvenir. » (Corneille, Fin de L’Illusion comique)

La fin est aussi ce qui règle, en plus du genre, la durée de l’œuvre. Et qui pose, une fois réalisée, la question de la durée juste. Unité de temps, nécessités techniques du théâtre éclairé à la bougie, capacité d’un spectateur, d’un lecteur à offrir sa concentration à la fiction, la durée est une notion essentielle au cœur de la lutte pour l’intérêt d’un public. À ce titre, la notion de cycle renvoie à cette ambiguïté de la fin : toujours achevé, toujours repris, le temps de la Comédie humaine est fini et infini à la fois. Et l’œuvre de Proust, toujours augmentée, arrêtée par sa mort, est aussi à classer parmi ces œuvres qui n’ont pas de fin : certes Le Temps retrouvé la clôt, mais elle fut longuement et constamment amplifiée de l’intérieur par des ajouts, des réécritures, les « paperoles » niant l’interruption de l’intarissable processus d’écriture. On pourrait inscrire ces œuvres infinies dans la filiation des Mille et Une Nuits: où achever c’est mourir.

Sartre, Huis clos

« Eh bien, continuons. » (Jean-Paul Sartre, Fin de Huis clos)

La fin, attendue, conduit, on l’a vu, les auteurs à en admettre la force et donc à s’y soumettre. Il existe cependant divers types de fins, l’auteur assumant ou refoulant le caractère surdéterminé de la halte. Des fins en mineur comme celle de L’Assommoir de Zola, atténuant volontairement la mort de Gervaise, pour en gommer le caractère spectaculaire. Mais aussi des œuvres faisant le rêve d’une absence de fin, comme celle d’œuvres « interminées », les Je me souviens de Perec, litanie donnée comme à poursuivre, les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, jamais réalisés. On pourrait aussi évoquer ici La Servante du dramaturge contemporain Olivier Py, qui souhaitait que son spectacle de vingt-quatre heures soit insaisissable dans son intégralité. Le sommeil du spectateur est une donnée de la pièce : on s’endort, et quelque part le spectacle continue, car, comme il est écrit au-dessus de la scène, « Ça ne finira jamais ».

Certaines œuvres nient leur fin en la rattachant au début : La Promesse de l’aube de Romain Gary commence par ces mots : « C’est fini ». La Leçon de Ionesco construit ainsi, par la reprise des premières répliques, un cycle qui fait du théâtre un phénix, au-delà même de ses principes fondateurs : la répétition, la représentation potentiellement renouvelable à l’envi. La fin paradoxale du Voyageur imprudent de René Barjavel propose elle aussi une fin qui n’en est pas une : le thème du voyage dans le temps, annulant la linéarité de l’écoulement du temps permet de revenir sur des événements du passé, qui, une fois changés, peuvent influer sur l’avenir jusqu’à effacer celui qui a pu intervenir sur le passé...

Flaubert, Bouvard et Pécuchet

« Irénée Funes mourut, en 1889, d’une congestion pulmonaire. » (Jorge Luis Borges, Fin de « Funes ou la Mémoire », extrait de Fictions)

Certains textes demeurent ainsi eux suspendus au temps faute de fin. Et que penser de ces oeuvres inachevées du fait de la mort de leur auteur, qu’on lit sans leur fin : Bouvard et Pécuchet est une de ces œuvres tronquées qui ne finiront jamais vraiment. La parenté primordiale du récit, quelle que soit sa forme, du texte en tant qu’il s’étend sur la ligne du temps, et de la biographie n’est plus à prouver.

Le récit fondateur de l’Odyssée n’est rien d’autre qu’un pan, essentiel, de la vie de son personnage éponyme. En ce sens, la fin a avec la mort (celle de Goriot, celle de Phèdre) un lien des plus intimes, puisqu’elle est ce qui éteint le personnage, puisqu’elle est, finalement, ce que seul le récit peut embrasser, un parcours complet - jusqu’à cet après qui est tu. À l’inverse, il est une tradition de l’achèvement, le happy end, qui conduit lecteurs et spectateurs vers une forme de satisfaction réalisée par les canoniques retrouvailles ou mariages, des comédies de Molière à la fin de l’odyssée.

Rimbaud, Poésies

« Elle est retrouvée. / Quoi ? - L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. » (Arthur Rimbaud, Fin de « L’Éternité »)

La notion de fin est-elle même indissociable de l’imaginaire qu’elle convoque. La fin littéraire invite aussi à songer aux rêveries du «bout du monde », terres éloignées, exotisme spatial qui frôle l’utopie du lieu qui n’aurait, comme la fin, pas d’ensuite. Et nombre de récits de science-fiction ont eu comme terrain d’invention la fameuse « fin du monde », la fin de toutes les énergies par exemple, comme dans le roman d’anticipation Ravage de Barjavel, ce temps d’après l’apocalypse, qui obligerait à imaginer un recommencement dont il serait l’amorce. Le romancier se place donc bien au-delà de la fin, dans l’impensable.

Perrault, La Barbe Bleue

« [...] et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu’elle avait passé avec la Barbe bleue » (Charles Perrault, Fin de La Barbe bleue)

La fin d’un texte, qui s’inscrit lui dans une certaine atemporalité, constitue le douloureux moment des adieux à l’oeuvre. Il est l’équivalent du salut des comédiens, ce moment de la fin affirmée et exhibée de la fiction, ce retour au réel. La pièce cadre de L’Illusion comique de Corneille dévoile le procédé. Un père découvre sur la scène que son fils est comédien : mais il a cru du spectacle tragique (le fils meurt) que ce dernier jouait qu’il était la réalité. La fin révèle et éteint l’illusion : soulagement - Clindor est vivant - et dépit - « Mon fils comédien ! ». Le « classique », l’œuvre reconnue défie en ce sens cet adieu au lecteur : elle est ce texte toujours repris, l’œuvre source d’autres œuvres. Elle est l’écrit sans fin, elle est refrain, qui, s’inscrivant dans la mémoire, la fermente et ne se clôt pas.