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La fratrie

La fratrie

« Certes ils s'aimaient, mais ils s'épiaient » Guy de Maupassant

Du cercle familial à la société tout entière, de la fratrie à la fraternité, les mots « frère » et « sœur » rayonnent de significations et d'enjeux variés. Leur caractère idéal, tout à la fois spontané, désintéressé, enfantin et inaltérable, a fait autant l'objet de textes littéraires étendant, rompant ou inversant cette union privilégiée, de la complicité à l'antagonisme absolu qu'elle peut renfermer, que d'essais rêvant d'appliquer son affection et son attention aux rapports interhumains.

Dossier initialement publié dans le numéro 29 des Mots du Cercle, août-septembre-octobre 2006.

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Grimm, Contes

« Hansel, nous sommes libres ! La vieille sorcière est morte ! »

C'est par ces mots que la courageuse Gretel signifie sa fidélité à son frère. Elle apparaît ainsi comme un cas d'école de la fraternité. Au sens premier, on désigne par frères et sœurs la relation qu'ont les enfants issus de mêmes parents. Frères et sœurs partagent donc une ascendance commune, et par voie de conséquence des traits particuliers. Leur unité - la fratrie - est d'abord liée à une identité, au partage de valeurs, de caractéristiques. Bon nombre de récits sont d'abord l'histoire de la reconstitution de ce groupe, qu'il s'agisse se retrouver ensemble les parents (Le Petit Poucet de Perrault) ou de se retrouver entre soi (Les Sept Corbeaux des frères Grimm). La fratrie apparaît alors comme une unité que l'on ne peut briser, par opposition au lien avec les parents, un jour nécessairement frappé de caducité, comme c'est le cas dans le roman de formation par exemple. L'attachement fraternel ressemble en cela à une variation sur les attachements amicaux et amoureux.

« ANTIGONE - Le malheur était de laisser mon frère sans tombe. » (Cocteau, Antigone)

Mais la relation frères-sœurs est également marquée par une forme de fatalité. La relation aux autres enfants est d'abord non désirée puisqu'elle est le fruit d'une décision qui leur échappe. On naît frère ou sœur d'un autre déjà là, qui lui acquiert ce statut neuf. Ce hasard renforce d'autant, semble-t-il, la force de la liaison, si bien que la littérature abonde de situations de dévouement pour cet autre soi-même. Un des exemples les plus frappants est le mythe d'Antigone et ses innombrables variations depuis Sophocle.

L'attachement d'Antigone à son frère Polynice surpasse la nécessaire obéissance aux lois édictées par Créon (il a interdit d'enterrer celui qu'il considère comme un traître), comme si ce lien avait une valeur absolue, divine dans le mythe, comme si le
devoir qui en découlait autorisait même la révolte. Le lien familial crée entre frères et sœurs un attachement si puissant que l'univers du conte traduit parfois par une capacité de communiquer malgré les obstacles.

Shakespeare, La Tragédie du roi Lear

« Caïn se leva contre Abel, son frère, et le tua. » (Genèse, IV, 9)

L'attitude mêlant dégoût et effroi de Grete, sœur du malheureux Gregor Samsa de La Métamorphose, paraît d'autant plus scandaleuse qu'elle est sœur de la victime et qu'elle la met pourtant à mort. La haine entre frères et sœurs, le conflit fratricide devient alors une forme hyperbolique de l'hostilité entre les hommes, de sa valeur symbolique - l'affrontement primordial entre le bien et le mal - dans les textes premiers (les mythes génésiaques de Caïn et Abel ou des jumeaux Esaü et Jacob, chapitre 25) à sa réécriture dramatique (Cordelia, la « bonne » sœur opposée aux traîtresses flatteuse Goneril et Régane dans Le Roi Lear). Cet affrontement, symétrique d'une complicité supposée spontanée, a toujours quelque chose de spectaculaire, d'inquiétant et d'incompréhensible, contre nature comme le rappellent les cataclysmes et autres phénomènes merveilleux qui l'accompagnent. Et c'est précisément le rôle de la littérature d'interroger et de donner des mots à cette énigme qu'est le « faux-frère »

Perrault, Le petit poucet

« ... et le plus jeune n'eut que le Chat. » (Perrault, Contes)

Sans aller jusqu'au conflit, l'identité réelle ou supposée entre frères et sœurs peut aussi être nuancée par l'obligation de la différenciation, de la recherche de sa propre individualité, souvent liée au rang dans la fratrie. Les contes réservent ainsi une place de choix au benjamin, plus faible de la lignée, statut qu'il renverse par l'élection héroïque : le futur marquis de Carabas du Chat botté est d'abord le frère le moins doté des trois. Le roman s'attache donc à un frère ou à une sœur en particulier dont les talents formeront un contraste saisissant avec les autres ainsi disqualifiés. L'autobiographie (citons par exemple Frère du précédent de J.-B. Pontalis), qui réserve une place de choix à la réflexion sur la fratrie, pose bien ce problème de l'élection et de la distinction : quelle place et quel rôle un écrivain accorde-t-il à son frère, à sa sœur ? Modèle, repoussoir, protecteur, complice ?

Molière, L'Avare

« ÉLISE - et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que vous êtes mon frère. » (Moliére, L'Avare)

On pourrait considérer que les comédies en général et celles de Molière en particulier, en tant qu'elles veillent généralement à réconcilier et reformer une fratrie, fondent précisément leur ressort dramatique de cette reconstitution de la cellule familiale, clé du dénouement de comédie. Face au père incarnant l'autorité ennemie, frères et sœurs trouvent les uns dans les autres de précieux adjuvants, conjuguant la force du lien de sang à celle d'une amitié à toute épreuve. Que l'on songe un instant aux reconnaissances finales de L'Avare de Molière : pour faire front à la tyrannie d'Harpagon, deux doubles couples se forment ou se découvrent : Mariane et Valère ignoraient leur lien de sang, ils tombent amoureux des deux enfants de l'Avare, Cléante et Élise. Se crée ainsi, autour des variations de la fratrie, une harmonie heureuse et hasardeuse fondée sur l'équilibre des symétries. Frères et sœurs réapparaissent miraculeusement dans l'espace réduit du théâtre, au risque de l'invraisemblance : la scène est l'utopie de ce rassemblement.

Saint-Exupéry, Vol de nuit

« Pourtant, dans cette lutte, une silencieuse fraternité liait, au fond d'eux-mêmes, Rivière et ses pilotes. » (Saint-Exupéry, Vol de nuit)

S'inspirant à la fois de la « fatalité » et de la « nécessité » attachées à la fratrie qui scellent puissamment toutes deux un destin commun, le titre de « frère » est également employé pour désigner une amitié forte (« Certains se découvrent un frère autre que le leur », écrit J.-B. Pontalis) puis donné métaphoriquement aux membres d'une même communauté. On évoquera alors la « confrérie », donnant à cette fraternité l'allure d'un clan, d'un groupe partageant rites et risques, admiration et estime. Le terme convient ainsi parfaitement à l'image que donne Saint-Exupéry des aviateurs de l'Aéropostale. La notion du danger, la mort omniprésente - et seule cette dernière fait cesser le lien fraternel -, les missions d'exception, l'attachement absolu achèvent de souder entre eux des hommes prêts à tout les uns pour les autres. Aux fraternités convient l'idée d'une évidence, d'un lien sans mots - que traduit bien le « silence » qu'on leur associe - qu'une fois encore le roman s'emploie à dévoiler.

Maupassant, Pierre et Jean

« Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature. » (Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville)

L'ultime figure du frère, ainsi qu'on la voit développée des textes bibliques jusqu'aux écrits des Lumières, est celle de l'utopique fraternité humaine, d'une universalisation du caractère charnel de l'attachement familial. Comme la définit l'historienne de la Révolution Mona Ozouf, la fraternité est un « ordre charnel plus qu'intellectuel, religieux plus que juridique, spontané plus que réfléchi» (1). N'en déplaise à Flaubert (« La fraternité est une des plus belles inventions de l'hypocrisie sociale », écrit-il dans sa correspondance ), elle est la reconnaissance et l'effacement simultanés de l'altérité qui sépare nations et classes, ce que suggère le verbe « fraterniser ». Pour rendre intelligible et frappante cette égalité, cette abolition des hiérarchies, Diderot établit un renversement absolu. Il confie à un vieillard tahitien, Autre par excellence, l'aveu de l'inanité des différences, l'homogénéité de l'humanité : « ... le Tahitien est ton frère. » La parenté des hommes constitue ainsi une extension maximale du terme « frère », comme l'évoque Hugo dans « Lux » : « Dès à présent dans nos misères / Germe l'hymen des peuples frères. »

1 - « Liberté, égalité, fraternité », in Les Lieux de mémoire, dir. Pierre Nora.