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Les monstres

Les monstres

L’histoire des monstres est celle d’une hésitation entre horreur face au fruit tourmenté de l’imaginaire et rire ou pitié devant l’être au corps difforme, entre répulsion et compassion, entre procès du monstre et celui des hommes qui le rejettent, curiosité pour l’être différent et terreur devant l’incarnation du mal. La frontière entre ces lectures du monstre fluctue selon les époques, des grands textes de la mythologie aux contes merveilleux populaires en passant par leur réinvention fantastique du xixe siècle. Figures qui cristallisent les possibles de l’esprit humain et en révèlent la puissance, la longévité et l’universalité des monstres s’expliquent sans doute par le fait qu’ils n’ont cessé de produire sur les hommes deux des émotions les plus puissantes et donc littérairement efficaces : la peur et la fascination.

Dossier initialement publié dans le numéro 18 des Mots du Cercle, décembre-janvier-février 2003/2004.

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Au Sommaire

Le monstre qu'on montre: La laideur, entre effroi et énigme

Audeguy, Monstres

« On t’a parlé du Sphinx, dont l’énigme funeste Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste, / Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion » (Corneille)

Si l’on voulait trouver un point commun à tous les monstres, humains ou légendaires, on penserait d’abord à une communauté de corps incongrus. Tous les monstres sont d’une manière ou d’une autre difformes et contredisent en cela une harmonie, la régularité normée de la nature. C’est pour cette raison qu’on les remarque et qu’on les montre. Qu’il soit monstrueux parce que présentant un écart avec l’humain (Le Cyclope, le bossu), hors de proportion (la Bête du Gévaudan ou l’ogre) ou hybride (le Minotaure, mi-homme, mi-taureau, la Chimère, à tête de lion, corps de chèvre et queue de dragon), le monstre apparaît comme une familiarité déviée : une trace d’humain ou d’animal subsiste, mais elle semble tournée en dérision. De nombreuses créatures, d’Ovide et Apulée à Kafka, ne sont autres que d’anciens hommes métamorphosés.

Wells, L'Île du Docteur Moreau

« Ceux que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises. » (Montaigne)

Cette différence n’a cependant pas toujours été interprétée comme une anormalité effrayante : dans les rencensements de monstres réels et imaginaires que font les tératologues du XVIe (Le chirurgien Ambroise Paré dans le Livre des monstres et prodiges, Sébastien Brant ou Sébastien Münster, auteur d’une Cosmographie), le monstre retrouve son étymologie. Il est un miracle, un signe divin, une énigme qu’il s’agit de comprendre, d’interpréter, mais en aucun cas d’ignorer. Le monstre a sa place dans la création, il est une fantaisie d’un Dieu baroque, jouant avec les formes. Le monstre est l’occasion d’un émerveillement, d’une surprise. Du temps où l’on enregistre le monde, le monstre ne fait pas encore peur.

Le monstre immonde: Le mal incarné

Antiquité

« L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,/ Parmi des flots d’écume, un monstre furieux. » (Racine)

Le regard porté sur le monstre ne perçoit pourtant généralement de sa forme inédite que la laideur, elle-même associée à un trait moral : la terreur qu’il provoque chez celui qui le voit est autant le fait d’un effroi devant une différence physique que devant l’âme corrompue que cet aspect dénonce. Le monstre a donc représenté le chaos et la mort tout au long d’une histoire littéraire qui prend sa source dans les textes fondateurs, mythes bibliques, Odyssée, Énéide. Ainsi Ulysse affronte le Cyclope, homme sans loi, inhumain car barbare. Le mal dans la tradition chrétienne est figuré sous la forme du serpent édénique et des dragons terrassés par saint Georges et saint Michel, dans le folklore, sous celle du diable aux pattes de bouc. Le monstre des récits merveilleux tient le rôle de l’opposant, au contact et par la mort duquel le héros se révèle. Sur le plan métaphorique, il est ignorance, folie ou tyrannie, comme dans la gravure de Goya, tirée des Caprices, Le sommeil de la raison engendre des monstres.

Carbone, La Peur du loup

« Quel monstre peut chercher le plaisir au sein des larmes et de la douleur ? » (Sade)

Pour corrompre ses victimes, le monstre inversera donc par ruse la laideur qui le trahit : les Sirènes, le Vampire, le Diable amoureux ou le Loup se présentent d’abord comme des personnages attirants, voire rassurants. Au héros, champion du bien, de savoir retrouver la monstruosité cachée, de démasquer la bête. Prolongeant cette inversion, on rencontre, hors du merveilleux, le monstre humain, à la laideur devenue morale, qui par un acte de cruauté annonce son intériorité monstrueuse. Il est parricide, anthropophage, tueur en série, il hante la littérature, depuis la tragédie antique et ses héros que leur hybris expulse de l’humanité, jusqu’aux histoires extraordinaires des XVIIe et XVIIIe siècles, peuplés de religieux et de vieillards sadiques, et jusqu’aux meurtriers des romans noirs contemporains.

Hugo, L'Homme qui rit

« Il se sentait surhumain et tellement monstre qu’il était Dieu. » (Hugo)

Mais le monstre est aussi séduisant en soi, par sa monstruosité même. Le goût pour les monstres, la fascination qu’ils exercent, sur les enfants en particulier, friands de Barbe-Bleue, expliquent la profusion des formes monstrueuses. Le monstre, à l’instar de Méduse, éveille chez qui le contemple un sentiment mêlé de douleur et de plaisir : on ne peut s’empêcher d’y jeter un œil, mais si l’on s’y risque, on est immédiatement pétrifié par l’horreur. Les bateleurs qui faisaient du monstre un objet spectaculaire jouaient précisément de cette curiosité toute humaine pour le monstrueux. Cette fascination marque les esprits et les mémoires, et bien souvent le monstre se mue en mythe : les multiples versions littéraires et cinématographiques du vampire ou du martien en sont la preuve.

Le monstre qui dénonce: Renversement des valeurs, une incarnation du bien

Shelley, Frankenstein

« Désormais les hommes m’apparaissent comme des monstres assoiffés chacun du sang de l’autre. » SHELLEY

À l’inverse de ce monstre-mal, de ce monstre-laideur, apparaît au XIXe siècle une autre figure, valorisée, du monstre, à l’image du beau Satan du Paradis perdu de Milton. Tenu à l’écart, rejeté par l’humanité qu’il contrarie, qu’il soit sorcière ou freak, le monstre va aussi incarner le marginal, devenir le symbole romantique de l’exclu. Le monstre-miroir montre à son tour les hommes, ses oppresseurs qui, en construisant leur cohésion par le rejet, perdent précisément ce qui devrait faire leur humanité, à savoir la tolérance et la charité. La créature de Frankenstein, ou Gwynplaine, héros défiguré de L’Homme qui rit, les « phénomènes de foire » révoltés du film de Tod Browning déclarent l’humanité monstrueuse. Et l’on retourne ainsi au sens premier du mot « monstre », le prodige. Ce renversement, que rappelle le rire paradoxal du héros hugolien, consiste à faire du monstre une victime, victime des hommes et de leurs préjugés, mais aussi victime de son physique, qui n’est plus la surface d’une intériorité mauvaise, mais une malédiction ou un hasard. En réalité, le monstre est bon, mais personne ne veut le croire, car personne ne peut le voir. Au fond, c’est Frankenstein qui est le monstre intérieur, monstre d’orgueil, d’égoïsme, de vanité, et sa créature qui est touchante. Au bout de cette révolution, le laid, le monstrueux devient le beau, le bon.

Le monstre monde: Une image des possibles de la littérature

Radcliffe, Les mystères d'Udolphe

« Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,/ Ô Beauté ! Monstre énorme, effrayant, ingénu ! » (Baudelaire)

Au fond, le monstre conduit toujours à une réflexion paradoxale sur les limites. En effet, le goût du XVIIIe et du XIXe pour les monstres qui donna naissance au « romantisme noir » ou roman « gothique » ou « frénétique », porté par les Anglais Lewis et Radcliffe, en France à leur suite par les contes de Villiers de L’Isle-Adam ou Nodier et Mérimée, est une façon de provoquer les lecteurs et d’inverser l’ordre établi, de montrer que sous le cours rationnel du monde survit le chaos, et que de l’horreur naît le plaisir, peut-être le plus grand des plaisirs. Le monstre est en ce sens transgression, remise en question de l’ordre social ou esthétique. Baudelaire fera du monstrueux une beauté à part entière du domaine poétique. Le monstre permet d’identifier les frontières, de les redessiner ou de les dépasser. Et ce qui est vrai pour les limites de la conscience l’est tout particulièrement pour celles de l’imaginaire.

Michaux, Plume / Lointain intérieur

« Et des foules de choses apparaîtront pour lesquelles il faudra trouver des noms nouveaux, l’œil de pierre, le grand bras tricorne, l’orteil-béquille, l’araignée-mâchoire. » (Sartre)

Le monstre a pour ultime vertu d’offrir un terrain d’explorations illimité. De Bosch à Bacon, de Flaubert à Lautréamont, les formes du monstre sont infinies, à l’image de ces « Animaux fantastiques » du Lointain intérieur de Michaux. Là, « L’âne se renverse et devient un buffle et devient un requin qui s’élance vers vous », on y voit « un petit animal mange serrure ». Certes le monstre soude la communauté des hommes en figurant le mal, et sait révéler les vices humains. Mais il est avant tout un objet artistique idéal, liberté au croisement de l’éthique et de l’imaginaire. La chimère, pure créature de l’imaginaire, ne pourrait-elle pas être la métaphore même de la littérature, et de sa capacité vivace de produire des fictions à volonté et de se construire au fil du temps comme un hybride d’autres textes ? Au monstre sans nom le rôle de celui qui inquiète et renouvelle notre capacité à formuler. Ce n’est plus alors le sommeil de la raison qui engendre des monstres, mais, à l’inverse, l’éveil du monstre qui stimule la raison.