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La fête

La fête

« Dans le désert de cette fête / j'ai entendu ta voix heureuse » Jacques Prévert

La fête est sans doute la seule occasion, en dehors du spectacle avec lequel elle a de nombreuses similitudes (costumes, regards, mouvements du corps), de la manifestation collective du plaisir : plaisir physique d'un Embarquement pour Cythère, plaisir politique d'une unanimité idéologique, plaisir esthétique de la musique et du beau geste.

La fête est euphorie, et c'est peut-être pour cela que les exemples littéraires de fêtes sont nombreux et variés : dans les œuvres elles-mêmes, de la représentation carnavalesque de la fête populaire à celle, plus codifiée, des fêtes privées et des bals ; dans un contexte culturel plus large, de la fête religieuse à la fête théâtrale.

Dossier initialement publié dans le numéro 30 des Mots du Cercle, novembre-décembre-janvier 2006/2007

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La fête en poésie

« Tout tournait autour d'eux, les lampes, les meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. » (Flaubert, Madame Bovary)

Or, raconter la fête apparaît à première vue comme un véritable défi à l'écriture. Comment en effet la partager, la faire entendre, comment y recevoir véritablement le lecteur un instant convié ? La fête est en effet avant tout une mise en jeu des corps, que ce soit par la danse, les regards échangés, les gestes. La fête suppose cette proximité des corps, ces mouvements collectifs. Comment rendre compte alors de son effervescence et de l'ivresse qu'elle suscite ? Comment écrire ou penser, puisque la fête est avant tout associée, comme le note Mona Ozouf, à l'« abandon », à l'« illusion » et à la folie. Comment traduire son caractère collectif et simultané qu'un point de vue unique échoue à dire, qu'un point de vue pluriel tend
à disperser ? La poésie festive, parce qu'elle procède par touches successives et qu'elle accompagne ses images des musiques du lyrisme, apporte une réponse à cet irreprésentable. Les fêtes verlainienne ou prévertienne proposent un écho, blafard, onirique ou enjoué, de ces réjouissances.

« Ce n'était pas que l'aspect de ces personnes qui donnait l'idée de personnes de songes. » (Proust, Le Temps retrouvé)

Représenter la fête, c'est donc d'abord choisir un point de vue, une distance juste, comme le rappellent les tableaux d'un Watteau, tenant compte des changements de focalisation qu'elle entraîne immanquablement : dans Fêtes galantes de Verlaine, on saisit tour à tour un fragment de dialogue, le détail d'un costume ou d'un geste, ou l'étendue plus vaste d'un paysage. Le regard unique peut être celui du novice qui assiste à la fête de loin et pour la première fois (le narrateur de Sodome et Gomorrhe), comme celui d'un témoin, trop occupé à dire pour pouvoir véritablement en jouir. Car dans la fête, toujours carnavalesque, je me métamorphose nécessairement un peu, je m'identifie aux participants qui m'équivalent : quel Je raconte alors ? À l'auteur de trancher entre la distance méditative (chez Proust), le scandale (chez Sorel) ou la fascination (chez Flaubert) qui découlent de cette observation muette.

Hemingway, Paris est une fête

« L'on vint dresser une longue table qui fut incontinent chargée de tant de diverses sortes de viandes qu'il semblait que l'on eût pris tous les animaux de la terre pour les manger là en un jour. » (Sorel, Histoire comique de Francion)

La « lecture » de la fête renvoie enfin à la dialectique de l'individu et du groupe : Qui suis-je dans la fête ? Assisté-je au bal des autres, à celui de mes désirs ? Qui danse devant moi, pour moi ? À cette ambiguïté du point de vue sur ou dans la fête répond l'hésitation qui parcourt sa définition. La fête se tient en effet entre la pulsion libératrice s'exprimant en un mouvement anarchique et hédoniste, comme la fête ininterrompue et orgiaque, conjuguant tous les plaisirs du corps chez Sorel et, à l'inverse, une activité codifiée, strictement délimitée dans l'espace et le temps qui mêle conventions et sociabilité, comme le bal. Le corps festif (comme l'habit qui doit combiner raffinement sophistiqué et libération du mouvement) est lui aussi dédoublé, car soumis à un régime contradictoire : émancipé - réellement ou symboliquement - par l'alcool, attribut essentiel de la fête, il est simultanément contraint par les pas des danses, les règles des jeux de rôles et de paroles. On peut en ce sens lire la noce comme une métaphore amoureuse, un désir costumé.

« Et toutes les baraques de la fête / Tout d'un coup se sont écroulées / Et dans le silence de cette fête / Dans le désert de cette fête / J'ai entendu ta voix heureuse » (Prévert, « Le Miroir brisé », Paroles)

Le spectacle du monde qui défile devant les yeux du narrateur ou du personnage invité prend bien souvent l'aspect d'une somme, la fraction métonymique de la société tout entière, microcosme dont on étudie les représentants élus. Le bal, la fête, leurs convives et leurs codes, se prêtent donc tout particulièrement à une méditation sociale et humaine. Le parc d'attractions de Pierrot mon ami de Raymond Queneau forme ainsi la métaphore de la société, ses adaptés et ses marginaux. À contrario, le bal détache l'être aimé, qui forme avec l'arrière-plan festif un contraste. Il en va ainsi des contes, mais aussi du bal organisé par la baronne de Mantes qui sert de toile de fond symbolique à Cécile et Valentin, le couple d'amoureux d'Il ne faut jurer de rien de Musset. Le bal, comme le rappelle le narrateur de la Recherche, est aussi un épisode initiatique important de la vie mondaine, un paradoxal « plaisir social », véritable passage obligé. La danse inaugurale de Sylvie sert de matrice à toute la nouvelle de Nerval. Plus généralement, la fête adolescente, en tant que traducteur et catalyseur du désir, joue un rôle émancipateur.

Sami Tchak, Fête des masques

« Et là, sur l'herbe drue, dancèrent au son des joyeux flageolletz et doulces cornemuzes tant baudement que c'estoit passe-temps céleste les veoir ainsi soy rigouller. » (Rabelais, Gargantua)

Mais la fête est aussi spontanéité qu'on laisse s'exprimer sur un mode impulsif. Les vertus psychologiques et sociales du carnaval se retrouvent dans les festins, aléas littéraires courants de la fête. De Rabelais à Zola, de la noce de Pantagruel à la fête de Gervaise, le dîner festif creuse dans le texte une pause dans laquelle s'engouffrent tous les excès verbaux. Il est le lieu de l'expression d'un hyperbolique portrait de groupe dans son contact avec les forces élémentaires, trahissant ses désirs. La fête est alors le moment d'une révélation, puisque l'entraînement collectif est synonyme de liberté absolue. Et ce n'est sans doute pas un hasard si généralement la fête se déroule la nuit, comme si, à l'instar du carnaval, elle signifiait toujours le
renversement du temps comme des cadres. Son paradoxe est chez Éluard aussi : « Il y a une foule de soleils dans l'air / Et l'amour est mutuel / Et l'émotion est générale. »

« Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères. » (Nerval, Sylvie)

Mais si elle induit une mise en scène privilégiée des corps de ses acteurs, la fête littéraire peut aussi être appréhendée sans l'angle de son motif : ce que la fête fête. Elle est bien d'abord la célébration collective, physique et régulière d'un événement qui la précède, l'amplifiant en le redoublant. Coutume, elle s'inscrit ainsi dans une temporalité maîtrisée (comme le montrent Proust et Nerval, comme l'écrit Marceline Desbordes-Valmore : « Va, les minutes d'or qui brillent dans ces fêtes / Sont les trésors d'un Dieu plus jeune et plus charmant »), humanisée, elle est la prise du groupe sur le cours du temps. La fête est ainsi toujours une rupture, une exception faite à la vie quotidienne. Le prétexte à la fête indique qu'elle nécessite une légitimité, comme si la constitution d'une société miniaturisée n'allait pas de soi. Elle possède un sens qui délimite l'apparente spontanéité de son caractère explosif, puisque sa scansion est celle du rite. De la fête religieuse à la fête nationale, du carnaval à la fête révolutionnaire, la fête a, comme le rire, le pouvoir de rassembler et d'identifier : ceux qui célèbrent sont un même groupe, et c'est sans doute aussi cette euphorie-là qui est célébrée.

« DORANTE - Après ce passe-temps, on dansa jusqu'au jour, / Dont le soleil jaloux avança le retour » (Corneille, Le Menteur)

Bobin, Une petite robe de fête

En conclusion, c'est peut-être le théâtre qui, par un commun jeu des corps et des costumes, s'apparenterait le mieux à une forme littéraire de la fête. On peut rappeler l'origine religieuse et festive du genre : culte rituel rendu aux dieux nourriciers, la fête théâtrale, où tout le monde communiait et défilait à égalité, s'est peu à peu figée, se scindant en acteurs et spectateurs. Le dédoublement critique, cette exclusion d'un regard qui perçoit la fête, en modifie la nature. Cet entre-deux festif, où le spectateur se voit accorder un statut ambigu - externe et interne à la fois - ne correspond-il pas d'une certaine manière à la représentation théâtrale ? Certes, le théâtre a connu des périodes où la participation active des spectateurs était plus importante qu'aujourd'hui, mais le principe reste le même : un groupe assemblé autour d'un événement fédérateur, esthétique et stimulant. Les formes hybrides du théâtre, de la comédie-ballet furent à cet égard une tentative de réconciliation de la fête et du théâtre.