Accueil > Espace auteurs > Interviews > Antoine de Baecque et Pierre Guislain
  • Interviews

Antoine de Baecque et Pierre Guislain

© Objectif Cinéma

A l'occasion de la parution d'«Objectif Cinéma», dans la collection Hors Série Giboulées, Antoine de Baecque et Pierre Guislain ont répondu à toutes vos questions. Découvrez vite leurs réponses.



Lire l'interview

Le livre

 

Objectif Cinéma (Hors Série Giboulées) propose une traversée de l'histoire du cinéma avec un accent mis sur son actualité autour de dix thèmes, des analyses détaillées des films, des interviews de cinéastes, une chronologie, des dossiers, un dictionnaire et des informations pratiques.
Destiné aux jeunes pour qui voir des films est un plaisir et une découverte, mais aussi aux enseignants, à tous ceux qui aiment le cinéma, ce livre propose des références et des repères permettant de mieux s'orienter dans un art qui continue à évoluer et à inventer toujours de nouvelles formes.

En savoir plus

Les auteurs

 

Historien et critique de cinéma, notamment aux Cahiers du cinéma, dont il a été rédacteur en chef (1997-1999), puis à Libération, dont il a dirigé les pages culturelles (2001-2006), Antoine de Baecque s'intéresse plus particulièrement à la Nouvelle Vague.
Après une Histoire des Cahiers du cinéma en deux volumes, il publie, avec Serge Toubiana, une biographie de François Truffaut (1996, Gallimard), puis, en 1998, un essai d'histoire culturelle, La Nouvelle Vague, portrait d'une jeunesse (Flammarion). Suivent, en 2003, une étude historique : La Cinéphilie. Naissance d'un regard, histoire d'une culture (Fayard) ; en 2008 une synthèse : L’Histoire-caméra(Gallimard) ; en 2010 une autre biographie : Godard (Grasset).
Le long-métrage documentaire qu'il a écrit (réalisé par Emmanuel Laurent), Deux de la vague, sur l'amitié entre Truffaut et Godard, est sorti en salles en janvier 2011.
Il a également consacré des études et essais à Tim Burton, Manoel de Oliveira, Andreï Tarkovski, Maurice Pialat ou Jean Eustache, et dirigé en 2012 Le Dictionnaire de la pensée du cinéma au PUF. Depuis un an, il a lancé et anime un ciné-club des jeunes, le So Ni Ka Bo, à Vidéosphère, tous les mardis en fin de journée.
Antoine de Baecque est professeur d'histoire du cinéma à l'université de Paris Ouest Nanterre.

     

 

Après des études de philosophie, Pierre Guislain a collaboré aux rubriques art et cinéma
de plusieurs journaux et à la revue Cinématographe. Il est l’auteur de livres sur le cinéma,
notamment M le Maudit et La Règle du jeu (Hatier). Professeur de philosophie à l’École
Nationale Supérieure d’Art de Dijon, il a également organisé des expositions d’artistes
contemporains et créé une collection de livres d’artistes.

L'interview

1) Quel film est à l'origine de votre passion pour le cinéma ? (Marie L.-C., Lyon)

Pierre Guislain : J'ai vu beaucoup de films enfant, et c'est difficile de dire lequel m’a laissé l'impression la plus forte. Aussi, je vais donner plusieurs titres : La Conquête de l'Ouest de Henry Hathaway, John Ford et George Marshall, sorti en 1962 ; L'Homme qui tua Liberty Valance de John Ford, également de 1962 ; Les Révoltés du Bounty de Lewis Milestone, de 1962 encore ! Je découvre en même temps que je vous réponds cette coïncidence. Je crois que les passions commencent enfant. C'est pourquoi il est important que les jeunes puissent voir des films. Je pense que ce qui a surtout été important, c’était la représentation de la violence liée à la question du juste et de l'injuste.

2) Quels sont pour vous les dix films qu'il faudrait absolument avoir vus et pourquoi ? (Solenn I. A., Lorient)

Pierre Guislain : Je mettrais tous ces films ex æquo : Citizen Kane d'Orson Welles, La Chevauchée fantastique de John Ford, Les Temps modernes de Chaplin, La Règle du jeu de Jean Renoir, M. le Maudit de Fritz Lang, Les Oiseaux d'Alfred Hitchcock, Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, Amarcord de Federico Fellini, Blow up d'Antonioni, Los Olvidados de Luis Buňuel. Ce sont des films parmi les plus denses et riches, selon moi. Mais choisir, c'est toujours un crève-cœur. Et puis, c'est comme en littérature, dans les arts plastiques, en musique, on sacrifie l'art du présent à la longue durée. Mais l'art n'existe pas s'il n'est pas au présent. Donc, voici dix films récents à voir absolument : Fish Tank d'Andrea Arnold, Mud de Jeff Nichols, Inside Llewyn Davis des frères Coen, sorti depuis peu, Restless de Gus van Sant, La Dernière piste de Kelly Reichardt, Winter's Bone de Debra Granik, Melancholia de Lars von Trier, Drive de Nicolas Winding Refn, Frozen River de Courtney Hunt, Armin d'Ognjen Svilicic.

3) Dans votre ouvrage, avez-vous fait la part belle au cinéma fantastique, qui est au programme de la 4e ? Et quels films proposez-vous, en dehors de Sleepy Hollow ? Y a-t-il également un dossier sur Tim Burton ? (Jean D., Saint-Denis)

Antoine de Baecque : Le fantastique est un univers extrêmement important pour les jeunes gens, et notamment ceux qui aiment le cinéma. Il s'agit vraiment d'une clé pour entrer de plain-pied dans le cinéma, depuis toujours. Je proposerais donc des films anciens, mais aussi des très récents. Méliès, bien sûr, mais aussi Nosferatu de Murnau, Dracula de Browning, Frankenstein de James Whale. J'adore également L'Homme invisible du même Whale, puis L'Homme qui rétrécit, qui est un film philosophique d'une grande importance. Chez Tim Burton, qui est le grand représentant du genre aujourd'hui, je choisirais prioritairement Edward aux mains d'argent et Ed Wood, où le fantastique remue tellement le terreau de l'enfance et nous fait croire de manière absolue à la force du cinéma. Dans Objectif cinéma, nous donnons la parole à Tim Burton, grâce à un entretien où il donne des pistes passionnantes sur les rapports entre le fantastique, sa puissance d'imagination et la banalité si ennuyeuse de la société américaine pour un adolescent contemporain.

4) Quels conseils donneriez-vous pour faire lire le livre, c'est-à-dire l'œuvre-source, à ceux qui en ont vu l'adaptation cinématographique, voire télévisuelle ? (Corinne P., Arbent)

Pierre Guislain : Il est difficile de lire un roman juste après en avoir vu une adaptation au cinéma. Je crois que si c'est une lecture personnelle, il vaut mieux laisser passer un peu de temps pour pouvoir redécouvrir complètement un univers fictionnel, sans point de comparaison qui parasiterait le plaisir de la lecture. C'est différent en situation de travail, en classe. Je crois que dans ce cas, il faut que film et roman aient la même force. Un bon exemple, selon moi : Le Procès de Kafka n'est absolument pas « concurrencé » par l'adaptation d'Orson Welles, et réciproquement. Un autre exemple : L'Idiot de Dostoïevski et l'adaptation d'Akira Kurosawa. Mais il y a beaucoup d'autres cas : par exemple, La Marquise d'O adapté par Eric Rohmer, La Bête humaine de Jean Renoir... Je crois que le conseil est celui-là : il faut que les deux œuvres «tiennent» ; c'est ce qui peut rendre le travail d'analyse et de comparaison passionnant.

5) Comment associer cinéma et littérature, comment établir des passerelles de l'un à l'autre ? (Frédéric F., Cambrai)

Pierre Guislain : Le travail en parallèle sur romans ou nouvelles et adaptations au cinéma me semble vraiment intéressant lorsque texte et film ont tous deux une valeur équivalente, sont des œuvres à part entière. Ce n'est pas toujours le cas : mauvaises adaptations d'un grand texte littéraire ou grand film tiré d'un roman médiocre, qui ne donnera pas une base assez solide pour travailler. [Pour trouver un bon équilibre, lire la réponse à la question 4, ci-dessus, NDLR] Je pense qu'il est aussi utile de travailler sur des cinéastes particulièrement sensibles à l'univers littéraire et poétique. J'en cite quelques-uns : Jean-Luc Godard (par exemple Alphaville), Ernst Lubitsch (par exemple To be or not to be), Jean Renoir (par exemple Le Fleuve)... La littérature et l'écriture sont présents dans ces films, comme quelque chose d'à la fois indispensable et familier.

6) En quoi le cinéma, qui crée des œuvres de fiction, permet-il d'aborder des sujets d'actualité bien réels, qui interrogent les jeunes d'aujourd'hui ? De plus, quels moyens spécifiques permettent au cinéma de mettre en question l'homme et son rapport au monde, tout comme la littérature ? (Rébecca P., Dompierre les Ormes)

Pierre Guislain : Dans notre livre, nous consacrons tout un chapitre au rapport entre fiction et faits réels. Des films comme La Haine de Mathieu Kassovitz ou Do the right thing de Spike Lee sont analysés comme exemple de « travail » effectué sur l'actualité par le cinéma. Je ne crois pas personnellement que le cinéma doive systématiquement redoubler la réalité, comme c'est trop souvent le cas. Il faut que l'événement soit utilisé comme un creuset pour développer une vision du monde propre au cinéaste. Il faut pour cela que l'événement échappe complètement à la logique de l'actualité, à son rythme, à son attractivité éphémère. Il y a, à mon sens, beaucoup trop de films qui ne font que rajouter un liant de fiction à des visions très conventionnelles, fausses de la réalité, seulement tirées de celles des médias. Par exemple, la plupart des « biopics ». C'est, selon moi, le cinéma américain qui sait le mieux effectuer la transformation du réel à la fiction. C'est lié au fait que le cinéma a eu un statut tout à fait particulier dans l'histoire de ce pays, à l'absence de traditions artistiques antérieures à l'apparition de cet art et forme d'expression nouveaux. Mais un cinéaste comme Claude Chabrol a sans cesse été en phase avec l'actualité, la réalité profonde d'un pays comme la France. Selon moi, son film La Cérémonie reflète la situation d'extrême violence dans les rapports sociaux (entre classes sociales) qu'ont exprimée, dans l'actualité, les grandes grèves de 1995.

7) Comment pensez-vous la sensibilisation des plus jeunes aux productions cinématographiques anciennes, souvent rejetées de prime abord, à cause du vieillissement de l'image (façon de filmer, rendu visuel) ? Je pratique déjà la comparaison d'extraits entre films récents et films anciens mais chaque fois, c'est le film récent qui l'emporte, grâce à sa vraisemblance et à ses effets modernes. Avez-vous d'autres pistes ? (Mathilde H., Soissons)

Pierre Guislain : C'est une difficulté qui ne peut être dépassée que peu à peu. Dans différentes situations d'enseignement liées au cinéma, j'ai toujours essayé d'alterner films récents et films anciens. En n'isolant pas les films anciens, en les exposant au contact des films plus récents, on montre que toutes les œuvres « se défendent » elles-mêmes. Il faut aussi, je pense que vous en avez l'expérience, relativiser ce que disent les élèves. Ne donner de valeur qu'à ce qui est nouveau est une forme de conformisme. Et je pense que les jeunes eux-mêmes n'en sont pas dupes. C'est une façon de se défendre contre une certaine mise en danger que peut représenter le film, une peur d'être attiré par ce que d'autres qualifieront de clichés. Les jeunes aujourd'hui résistent à l'émotion, qu'ils assimilent à la sentimentalité.