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Jacques Ferrandez

Jacques Ferrandez

Le 12 avril 2013 paraîtra dans la collection Fétiche «L'Étranger», de Jacques Ferrandez, d'après l’œuvre d'Albert Camus. A cette occasion, vous avez été nombreux à nous envoyer vos questions. Découvrez vite ses réponses !



L'interview

Quelle a été la principale difficulté pour adapter ce texte en bande dessinée ? (Pauline A., Friesen)

Donner un visage à Meursault. Meursault n’est jamais décrit puisque dans le roman, c’est lui le narrateur. Pour moi, il a les traits d’un jeune homme. Il a l’âge que Camus avait quand il l’a écrit, c’est à dire 25 ou 26 ans. Je lui ai donné un visage lisse. La vie semble ne pas avoir de prise sur lui.

Jusqu’au meurtre, il vit un bonheur insouciant mais surtout, c’est quelqu’un qui ne sait pas mentir, qui ne force pas ses sentiments et qui refuse presque malgré lui les convenances, les conventions sociales. Il ne joue pas le jeu.

Meursault est un personnage atypique, presque désincarné. En quoi diriez-vous que la transposition en bande dessinée, l'audace donc de donner un visage au personnage, enrichit la conception de l'héroïsme camusien? (Mathilde H., Soissons)

Je ne sais pas si donner un visage à Meursault et aux autres personnages, si la possibilité de visualiser les paysages urbains d’Alger ainsi que les éléments, la mer et le soleil, peuvent enrichir l’œuvre originale.

Au fond, le travail d’adaptation d’une œuvre est fatalement une trahison, non pas par rapport à l’œuvre elle-même, mais par rapport au lecteur (en l’occurrence, ils sont nombreux et depuis longtemps). Le lecteur s’est approprié le personnage et les lieux en se faisant une image qui, certainement, sera différente de l’auteur de l’adaptation. C’est pourquoi je ne prétends pas livrer une nouvelle lecture de L’Étranger en y trouvant ce qui n’y est pas. Mais plutôt en mettant à l’image ce qui y est et dont on ne vient pas à bout.

Mon adaptation est d’une fidélité scrupuleuse au texte. J’ai essayé de ne pas le réduire à une interprétation définitive. J’ai aussi essayé de conserver tout le mystère contenu dans ce roman et qui s’exprime entre autres à travers la personnalité de Meursault. Si l’héroïsme camusien irrigue le texte, j’espère que ma version le transmet sans en détourner le sens.

La transposition générique, au-delà d'un renouvellement du plaisir de la lecture, voire d'un élargissement du public, incite à une réelle relecture. D'après vous, quels sont les éléments littéraires que vos lecteurs sont invités à reconsidérer dans L'Étranger ? (Mathilde H., Soissons)

L’ «écriture blanche», c’est à dire une écriture très peu affectée. De même que Meursault semble très peu affecté par ce qui lui arrive en général dans la vie. Le fait qu’il parle à la première personne crée aussi un phénomène d’identification.

Et puis L’Étranger comme roman de la jeunesse. En quoi Meursault est-il toujours l’expression de la jeune génération qui peut éprouver les mêmes sentiments face aux règles du jeu que nous impose la société ?

Souvent, le cinéma transpose des faits réels ou un moment de l'Histoire pour en faire un spectacle. On peut penser à Hôtel Rwanda par exemple. Toutes ces concessions seraient bonnes pour toucher, voire informer le plus grand nombre de spectateurs. Est-ce que réécrire une œuvre aussi puissante que L'Étranger de Camus participe de cette volonté de sensibiliser le public à entrer dans de tels monuments ? (Augusto F., Saint Jeure d’Ay)

J’espère que je ne «réécris» pas Camus. Tout au plus, j’en donne ma vision. Elle est modestement fidèle à l’original et correspond aux images que m’inspire ce texte.

Si les lecteurs qui n’auraient pas lu le roman pouvaient, grâce à mon adaptation, avoir envie d’y entrer, le pari serait réussi. Il m’est moi-même arrivé, après avoir vu un film adapté d’un roman ou d’un classique, d’être tenté de confronter mon approche de l’œuvre originale avec la vision du réalisateur ou de celui qui en propose une relecture.

Parfois, je trouve la relecture vaine ou inutile, mais parfois, elle est magnifique…

Quelle peinture du monde de la justice algérienne faites-vous ? (Isabelle S. G., Cour Cheverny)

Ce n’est pas tant de la justice algérienne que de la justice en général qu’il est question, ainsi que de toutes les institutions qui fondent nos systèmes et nos sociétés.

J’ai choisi de situer le récit à l’époque et dans les lieux où il a été écrit, c’est à dire à la toute fin des années 30, dans l’Algérie coloniale. C’est la justice républicaine avec son apparat qui s’y exerce. Du reste, on peut se demander si un Européen tuant un Arabe dans l’Algérie de cette époque aurait été condamné à l’échafaud par une cour d’Assises. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas voir dans le meurtre de l’Arabe un banal crime raciste, mais quelque chose de bien plus universel, et à travers le geste de Meursault la métaphore de l’énigme humaine et de nos existences absurdes.

Quelles images, paysages ou villes avez-vous décidé de présenter de l'Algérie ? C'est en effet un pays que nos collégiens connaissent peu... (Isabelle S. G., Cour Cheverny)

Je me contente de représenter les lieux décrits par Camus. Ce sont ceux où il a vécu : Alger et sa géographie particulière de ville tournée vers la mer, les plages environnantes, Marengo, la petite ville écrasée de chaleur où se trouve l’asile…

Comment avez-vous retranscrit les pensées de Meursault dans votre BD ? (Isabelle P., Pont Salomon)

Il s’agissait pour moi d’échapper au mode de narration utilisant le texte off. J’ai essayé, tant que c’était possible, notamment dans la première partie, de tout convertir au style direct. Les phrases emblématiques y sont («Aujourd’hui maman est morte»), mais elles sont reprises sous forme de dialogues. Du reste Camus, qui était aussi un auteur de théâtre, savait les écrire et ils sont retranscrits tels quels dans les scènes dialoguées.

Dans la seconde partie, il y a beaucoup de scènes dialoguées : dans le cabinet du juge d’instruction, avec l’avocat, dans la salle de la cour d’Assises, avec le gardien de prison ou à la fin avec l’aumônier. Pour le reste, lorsque Meursault est seul en cellule, c’est Camus qui est venu à mon secours, puisqu’à un moment Meursault se rend compte qu’il parle à haute voix… Ce qui m’autorisait à faire parler Meursault sous forme de monologue.

A quelle(s) difficulté(s) avez-vous été confronté pour illustrer, au sens propre, la "tendre indifférence" au monde de Meursault ? (Laurence I., Troissereux)

Je crois que le physique très lisse dont je parle plus haut, même s’il se durcit après la condamnation à mort et la scène de colère avec l’aumônier, traduisent cette idée. De plus, le monde extérieur est présent à travers les paysages urbains. Les éléments, la mer et le soleil, ont un rôle central tout au long du récit.

Le dessin de la couverture me surprend : n'avez-vous pas eu l'impression souvent que dessiner le personnage de dos s'imposait ? (Marie-Christine G., Salouel)

Vous avez peut-être raison, mais il fallait fatalement que Meursault apparaisse à un moment ou à un autre. J’aurais pu jouer tout au long du récit au jeu de la «caméra subjective», c’est à dire sans jamais faire apparaître le personnage de Meursault, mais cela m’aurait obligé à des contorsions qui pour finir auraient semblé artificielles. Et puis j’aime bien que « mon » Meursault ait un visage, même si ce côté sans aspérité en fait un personnage difficile à cerner, qui garde tout son mystère.

Camus apparaît dans vos Carnets d'Orients. Quels sont vos rapports avec lui ? (Guillaume J., Mensignac)

En effet, Camus m'a beaucoup inspiré tout au long de mes Carnets d'Orient et je lui avais, avant d'adapter L'Hôte, rendu hommage sous forme d’exergue dans mes précédents albums. Dans La guerre Fantôme, j’ai même mis en scène la séquence où Camus lance à Alger son appel à la trêve civile, en janvier 1956…

Je suis né dans le quartier populaire de Belcourt, à Alger, et mes grands parents avaient un petit magasin de chaussures au 96, rue de Lyon. Et c’est en face, au 93, qu’Albert Camus a passé toute son enfance et son adolescence.

Ma grand-mère paternelle et la mère d'Albert Camus étaient de la même génération, d'origine espagnole toutes deux, et se connaissaient en tant que voisines. Mon père, cadet de 5 ans de Camus, élève du même lycée, venant du même quartier et issu du même milieu, m’avait raconté presque avec les mêmes mots le trajet quotidien entre Belcourt et le Lycée Bugeaud, avant que je n’en lise le récit dans Le Premier Homme, en 1994.

J’ai dessiné la façade du magasin familial «Chaussures Roig» p. 31, lorsque Meursault sur son balcon regarde le spectacle de la rue.

Est ce le fait d'avoir adapté L'Hôte qui vous a donné envie de travailler sur L'Étranger ? (Guillaume J., Mensignac)

L’Hôte a peut-être été la porte d’entrée. La nouvelle est moins connue et l’enjeu était moins écrasant.

Le travail sur L’Hôte s’est très bien passé, du point de vue de mes relations avec Catherine Camus et avec l’éditeur. C’est Gallimard, après le bon accueil professionnel, médiatique et public de L’Hôte, qui m’a proposé de réfléchir à l’adaptation d’un autre texte de Camus. L’étranger est venu naturellement.

L’Étranger, d'après l’œuvre d'Albert Camus

Titre recommandé pour les programmes de Troisième (objet d'étude : «Formes du récit aux XXe et XXIe siècles/Romans des XXe et XXIe siècles porteurs d'un regard sur l'histoire et le monde contemporain») et de Première (objet d'étude : «Le personnage de roman»)

L'Etranger

 

L’Étranger a fasciné des millions de lecteurs du monde entier. Jacques Ferrandez en offre une relecture passionnante en bande dessinée, sans en épuiser le mystère. Spécialiste de l’Algérie coloniale, il restitue avec force et fidélité la dramaturgie du récit, autant que sa portée symbolique.

A paraître le 12 avril 2013

A découvrir également

L'hote

 

L'Hôte, d'après Albert Camus (Fétiche)
Titre figurant sur la liste de «Lectures pour les collégiens» (classes de 3e/BD)

«L'Hôte est une courte nouvelle d'Albert Camus extraite de L’Exil et le Royaume. J'ai découvert ce texte il y a une vingtaine d'années, au moment où je commençais ma grande saga des Carnets d'Orient, et il a immédiatement résonné en moi comme un élément central dans l'œuvre de Camus à propos de la question algérienne. C'est peut-être le seul texte de fiction où Camus fait allusion à la guerre d'Algérie. Il a entrepris son écriture en 1951 et l'a probablement remanié avant sa parution en 1957. Entre-temps, il y avait eu l'insurrection de novembre 1954 et la démarche infructueuse de Camus en faveur de la paix, avec son appel à la trêve civile à Alger en janvier 1956. La nouvelle met en scène trois personnages : Daru, l'instituteur, symbole de l'instruction, de la connaissance, de "l'œuvre civilisatrice de la France". Balducci, le gendarme représentant l'autorité et le pouvoir colonial. Et le prisonnier arabe, figure métaphorique des populations colonisées, tantôt soumises, tantôt rebelles. Le jeu qui va se jouer entre ces trois personnages, reflète la pensée de Camus, lui-même déchiré pendant la guerre d'Algérie et aux prises avec une situation inextricable. On trouve, au-delà de la solitude de Daru et du cas de conscience qui se pose à lui, toute la problématique camusienne sur le choix, l'engagement, la morale, la justice. Cela faisait vingt ans que j'avais envie de l'adapter en bande dessinée» (Jacques Ferrandez)

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L'auteur

Jacques Ferrandez naît en 1955 à Alger. Après l’École des arts décoratifs de Nice, il se tourne vers l’illustration et la bande dessinée. En 1987, il débute Carnets d’Orient, une fresque sur l’histoire de la présence française en Algérie, qu’il achève 20 ans plus tard. Spécialiste incontesté de la question algérienne, il adapte la nouvelle de Camus, L’Hôte, en 2009. Ses livres
font l’objet de nombreuses expositions, en France et en Algérie, notamment aux Invalides à l’occasion des 50 ans de la fin de la guerre d’Algérie, en 2012. Il a reçu pour ses Carnets d’Orient le prix spécial du jury Historia 2012.