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S'adapter

S'adapter

« Mais pourrions-nous lui être fidèle ? » Harold Pinter

Un

Deux

Trois

Quatre
Cinq
Six

S'intéresser aux écrivains cinéastes constitue une approche originale de la question de l'adaptation au cinéma d'œuvres littéraires. Le dénominateur commun de ces deux écritures touche à l'art du récit. Par ailleurs, le cinéma a toujours un point de départ écrit, le scénario, qu'il s'agisse d'adaptation ou d'une création originale pour le septième art. Nombreux sont les écrivains qui ont même collaboré à des films, se chargeant de sa part littéraire : scripte, dialogues. Le cas spécifique des écrivains cinéastes permet cependant de sonder les nuances qui caractérisent les deux modes d'expression. Nous choisirons donc arbitrairement d'étudier ici plus en détail les cas de quatre écrivains-cinéastes : Georges Perec, Romain Gary, Dai Sijie et Emmanuel Carrère.

Dossier initialement publié dans le numéro 31 des Mots du Cercle, février-mars-avril 2007

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« J'avais l'impression que cette espèce de description d'un labyrinthe avait quelque chose de cinématographique. » (Georges Perec, à propos de son roman Un homme qui dort)

Un

Deux

Trois

Quatre
Cinq
Six

À titre de remarque préliminaire, on peut observer à propos de ces adaptations que la plupart des écrivains qui ont réalisé des films ont d’abord cherché à adapter leurs propres œuvres. Puisque le cinéma nécessite un écrit, celui-ci se trouve à disposition : « Je l’avais en stock » explique Carrère à propos de son adaptation du roman La Moustache. Il existe bien des écrivains qui ont filmé des œuvres « originales », comme le fit Gary avec le décrié Kill, d’autres qui ont écrit des scénarios qu’ils ne filmèrent pas comme ce fut le cas pour Sartre ou Pinter, mais la réalisation apparaît tout d’abord comme une sorte de prolongement ou une reformulation d’une oeuvre préexistante. Perec le dit bien : l’adaptation d’Un homme qui dort était une évidence pour lui, comme s’il avait écrit un roman déjà cinématographique. Si le choix de l’œuvre à adapter ne pose pas forcément de difficultés, il en va tout autrement du statut même de l’écrivain cinéaste, le dédoublement n’allant pas forcément de soi.

Pinter, Le scénario Proust

« Nous savions qu’en aucun cas nous ne pourrions rivaliser avec le roman. Mais pourrions-nous lui être fidèle ? » (Harold Pinter, préface du Scénario Proust)

La question qui sera la ligne directrice de notre propos sera celle de la légitimité, et ce en deux sens distincts. Un écrivain n’est-il pas tout d’abord le mieux placé, le plus légitime, pour adapter son œuvre dans la mesure où il est celui qui l’a créée et donc celui qui en comprend au mieux les enjeux ? Personne mieux que lui saura être fidèle au texte d’origine. Emmanuel Carrère explique ainsi qu’il bénéficiait sur le tournage de La Moustache d’une certaine aura sur son équipe. Il est celui qui sait, et peut donc à ce titre diriger des acteurs incarnant les personnages qu’il a lui-même forgés. De même pour le travail d’adaptation, incluant nécessairement coupes et réécriture, qui mieux que l’écrivain lui-même saura y voir clair ?

« Je viens de la raser, tu ne sens pas, tu ne vois pas ? » (Emmanuel Carrère, La Moustache)

Allons plus loin : qui mieux que l’écrivain saura ne pas trahir l’œuvre en lui faisant changer de matière ? L’auteur saura rendre justice à son œuvre, ne la dénaturera pas. Et permettra que du livre au film, l’œuvre garde aussi en toute légitimité le même titre, preuve ultime de leur équivalence. On peut peut-être interpréter la volonté de ces cinéastes d’adapter leurs propres textes comme un désir de ne pas les laisser à d’autres, anticipant la frustration du scénariste qui se voit déposséder de son écrit par le réalisateur. C’est ainsi qu’une modification importante, un rajout – on pense par exemple à l’épilogue du film de Dai Sijie, absent de son roman, montrant ses deux héros des années après leur aventure commune, au moment où la construction d’un barrage noie le village où ils ont fait ensemble leur « rééducation » – apparaîtront toujours comme parfaitement légitimes puisque voulus par celui-là même qui est, au sens fort, à l’origine de l’œuvre.

« À notre retour au village, une séance sans précédent de cinéma oral eut lieu devant notre maison sur pilotis. » (Dai Sijie, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise)

Perec, Un homme qui dort

Ce risque de la dépossession est cependant toujours présent : lorsque le romancier « s’adapte », il ne reste jamais longtemps seul. À la différence de l’écriture romanesque, le tournage d’un film est un travail d’équipe, comme le rappelle le caractère bicéphale de la réalisation et de l’écriture du film Un homme qui dort. Perec et Queysanne travaillèrent de concert dès le début, et c’est l’écrivain luimême qui prit contact avec son ami réalisateur dans ce sens. Du producteur au chef opérateur, des comédiens à l’ingénieur du son, le cinéaste est constamment engagé dans le dialogue, et voit la réalisation varier à chaque étape. Curieusement, alors qu’il serait techniquement imaginable, le film parfaitement fidèle à un roman, fidèle pas à pas, séquence après séquence, semble ne pas exister : trop long, redondant ? L’écriture filmique amène donc essentiellement un écart. L’actrice principale de La Moustache, Emmanuelle Devos, explique comment elle s’est progressivement détachée des indications de Carrère, ces dernières lui paraissant toujours trop compliquées, trop abstraites, et comment la dimension fantastique du roman lui paraissait beaucoup moins utile en tant qu’actrice que l’analyse des sentiments d’un couple.

« On me prêtait un savoir surplombant sur l’histoire que je racontais. » (Emmanuel Carrère, à propos du film La Moustache)

Ce serait en ce sens une expérience de dépossession utile que celle à laquelle se livre l’auteur, comme face à autant de lecteurs livrant et interprétant chacun une autre version de son œuvre. Sa maîtrise est alors importante, mais non pas imposante. Si les auteurs des livres que nous lisons pouvaient à chaque fois se glisser dans notre dos pour guider notre interprétation, y gagnerions-nous vraiment ? C’est peut-être comme cela qu’on pourrait expliquer le succès d’adaptations d’œuvres littéraires méconnues ou faibles par un cinéaste reprenant le texte d’un autre. Et au fond, lorsqu’il délègue, n’enrichit-il pas son œuvre d’éléments qu’il n’avait peut-être pas vus ? Sans passer nécessairement par les conseils des autres, la réécriture imagée de son livre le pousse à prendre ses distances avec le texte qu’il relit, à l’accentuer différemment, à en repenser les lignes de force et les mouvements intimes : Perec et Queysanne redécoupèrent ainsi Un homme qui dort (« on a repris le bouquin ensemble et on a coupé » explique Queysanne) pour donner au film, à neuf ans d’écart, un rythme différent de celui du livre. Cela correspond à la dépossession fertile de la lecture. D’où peut-être chez Romain Gary, qui n’adapte pas avec Kill l’un de ses romans, un cinéma très violent et très cru, très éloigné de ses romans par son aridité et sa complexité baroque. Se dépossédait-il ainsi lui-même d’excès dont ses œuvres romanesques sont dépourvues ? Et pourtant, malgré cet écart entre ses deux œuvres, on y retrouve une volonté de dénoncer l’injustice, une écriture foisonnante et moderne, aspects importants de l’œuvre du « caméléon ».

Carrère, La moustache

« C’est raté. » La Nation. « C’est navrant. » Les Lettres nouvelles, à propos du film Kill de Romain Gary

Mais la question de l’écrivain cinéaste soulève une seconde question liée à la légitimité, symétrique de la première : un écrivain n’est-il pas fondamentalement illégitime au cinéma ? Le film n’est pas son outil d’expression, sur le tournage, on devra constamment faire preuve de pédagogie à son égard. C’est ce qu’observe Carrère à propos de son film. Ne risque-t-on pas de remarquer ses maladresses, sur le plateau, à la projection ? C’est peut-être cette frontière qui explique la relative rareté des écrivains cinéastes. On passe de la création individuelle et souvent solitaire à la création collective, de personnages soumis à des acteurs libres, d’une technique rudimentaire à une profusion d’outils complexes.

« Une trace de la vie que j’ai connue. » (Dai Sijie, à propos du film Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise)

Dai Sijie, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise

Pour l'écrivain cinéaste, un film peut finalement constituer une formidable chambre d'écho. Le tournage en Chine, avec des acteurs chinois, du Balzac, sur les lieux même de sa « rééducation », a sans doute été pour Dai Sijie une manière d'approfondir physiquement un aspect de son histoire que la part livresque de son œuvre ne lui permettait pas d'atteindre. L'adaptation par un romancier de l'un de ses textes révèle aussi quelque chose de son écriture, de son style, de ses préoccupations (on pense au film de Gary, qui traduit des aspects de son imaginaire que son œuvre romanesque tait), que ce désir de cinéma invite à interroger. Le film est parfois - citons encore le cas de Dai Sijie dont le livre fut un immense succès d'édition avant d'être adapté - l'occasion pour un producteur de se fonder sur la renommée d'un écrivain, comme pour l'écrivain un moyen d'asseoir celle-ci, au double titre d'une popularité étendue dans les salles obscures et d'une virtuosité d'artiste complet, non seulement écrivain mais aussi cinéaste. Un homme qui dort est peut-être au fond une œuvre qui ne se comprend qu'en tenant compte de ses deux volets complémentaires, image et texte : Perec parle « d'une dimension supplémentaire qu'on pouvait donner au livre ». On peut ainsi mentionner que Perec pratiqua de nombreux métiers du cinéma : scénario et dialogues, réalisation et production. Et qu'Un homme qui dort fut « redécouvert » au début des années 90 du fait de la reconnaissance croissante dont bénéficia alors son auteur. Le film permet de raconter la même histoire différemment, à un public nouveau, permet à des personnages de vivre encore un peu, éternellement incarnés.