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Visite guidée de l'oeuvre de Sartre

L’œuvre de Jean-Paul Sartre pourrait être comparée à un kaléidoscope, ces formes brisées et incertaines, toujours changeantes, qui donnent à voir une « belle image ».

Cette question de la diversité des textes est tout à la fois une manière de définir et de comprendre le travail de l’écrivain, mais aussi une façon d’entrer dans cette œuvre tant finalement elle offre de portes.

Cette prolixité place Sartre au rang des polygraphes virtuoses qui, à chaque siècle (La Fontaine au XVIIe, Diderot au
XVIIIe, Hugo au XIXe, Proust, Breton, Aragon, Camus ou Perec au XXe), touchèrent à tous les genres et tous les registres ou presque : essai, théâtre, poésie, roman.

Geneviève Idt parle à ce propos de « mobilité baroque, comme un papillonnement sur les mythes » (1). La figure du touche-à-tout, son éclectisme, la variété de ses écrits, en plus de la quantité produite sont sans doute constitutifs de l’autorité littéraire, et la liberté que prit Sartre n’a pas peu contribué à en faire une référence de son vivant, un classique après sa mort. Il y a dans cette capacité à se faire reconnaître dans tous les genres sans doute une marque indiscutable de talent, la preuve d’une immense culture, un maniement habile du pastiche, en tous les cas un argument pour faire de Sartre un grand écrivain.

Mais on peut aussi se demander en quoi cette totalité fait aussi courir le risque de l’éparpillement, de l’émiettement, d’une perte de l’efficacité par dispersion : quel Sartre étudier en classe, comment donner un aperçu commode d’une oeuvre insaisissable ? Un écrivain que l’on ne peut définir comme un romancier, un philosophe, un critique ou un dramaturge conserve-t-il encore chacune de ces qualités?

« Il faut vous dire que j’écris finalement en tant de langues que des choses passent finalement de l’une à l’autre. J’écris en prose, j’écris en philosophie, dans la langue théâtrale, etc. » Situations IX

Cette liberté de l’auteur invite à prendre une totale liberté de lecteur, et facilite l’entrée dans une oeuvre qui possède tant
de portes. On peut toujours aborder Sartre, on goûtera certainement un des Sartre. Qu’il s’agisse de l’autobiographie, du roman, du théâtre, des images photographiques qu’il donna de lui, des scénarios de films, de ses essais philosophiques ou littéraires, de ses biographies, de ses critiques littéraires ou de sa correspondance.

Seule semble manquer à ce monument absolu la pierre de la poésie, à condition toutefois de ne pas lire certaines pages de La nausée, œuvre protéiforme qui semble en un sens annoncer la production polymorphe de l’écrivain, comme d’étranges poèmes en prose marqués par la littérature fantastique et le surréalisme. Sartre, en plus de s’essayer à tous les genres, a aussi écrit dans tous les registres : l’humour, le lyrisme, le philosophique ; il fut un auteur fantastique et réaliste, provocateur et engagé.

Cette oeuvre totale justifie la pratique d’une étude diversifiée, tant cette mosaïque permet de voir en creux se dessiner une figure unifiée, même monstrueuse, d’écrivain. Et si c’est en cela aussi qu’il est un classique, il y a donc bien nécessité de le rencontrer de cette manière. Non seulement une approche fragmentaire sera plus efficace, mais aussi au fond plus juste
puisque Sartre dit lui-même écrire la même langue d’un texte à l’autre, d’une métamorphose à l’autre. C’est pour offrir quelques repères dans cette oeuvre profuse que nous avons choisi de mettre en lumière certains de ses aspects plus ou moins connus.

LE BIOGRAPHIQUE

« Moi, vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte. » Les mots.

Trois axes d’étude paraissent prioritaires dans cette facette primordiale de l’oeuvre de Sartre :

L’écriture de soi :

l’écriture de soi prend pour Sartre des formes et des tons suffisamment variés pour que l’on puisse aisément constituer une anthologie des types de miroirs dans lesquels il s’est écrit. Des plus accessibles, Les mots, à son abondante correspondance, à ses journaux, notamment les Carnets de la drôle de guerre tenus sur le front dans lesquels il écrit : « Il a fallu la guerre pour m’inciter à dresser de moi-même un portrait en pied. » Un tel parcours conduit de l’élaboration du mythe de l’écrivain à l’autoportrait fidèle, de l’expression sincère à l’autodérision enthousiaste (Les mots étant par exemple un des lieux privilégiés de l’immense humour de Sartre). Mais aussi il invite à chercher dans les personnages de ses romans (Roquentin de La nausée sa laideur et sa pipe, son séjour au Havre par exemple) un double. Et analyser en quoi ces oeuvres spéculaires sont aussi une réflexion sur «comment un homme devient quelqu’un qui écrit» (2).

• L’écriture de l’autre. L'œuvre biographique de Sartre est vaste : Baudelaire, Flaubert (dans le monumental et toujours recommencé Idiot de la famille), Genet (dans son Saint-Genet, comédien et martyr) sont trois des auteursqui ont inspiré les textes les plus longs. Sartre lui-même désirait vivre sa propre biographie et livre des portraits d’écrivains nourris de psychanalyse et de phénoménologie, abordant dans ses textes la source de l’écriture, le moi qui mène au texte, sans se contenter de l’anecdotisme qui fait souvent la matière des biographies.

Sartre en lecteur boulimique fait du portrait d’écrivain un genre à part entière, un genre réfléchi et approfondi, un genre-miroir fécondant son œuvre, toujours à la recherche de « cet engagement absolu par quoi chacun de nous décide dans une situation particulière de ce qu’il sera et de ce qu’il est ». Ces textes se prêtent particulièrement à la comparaison avec des biographies « classiques » pour percevoir l’originalité de la démarche de Sartre (qui se voulait synthèse de toutes les démarches de la critique : textuelle, psychanalytique, historique, afin de pousser la mise en oeuvre par un homme de son destin d’artiste). On peut aussi proposer, sous forme d’exercice, d’écrire une biographie ou un extrait de biographie d’un artiste admiré, poussant comme Sartre l’enquête du côté des motifs et des moyens d’une vocation en actes.

• Écritures de Sartre : plusieurs biographies dont on peut donner des extraits, des biographies fidèles aux biographies subjectives (avec en particulier les Trois aventures extraordinaires de Jean-Paul Sartre d’Olivier Wickers articulées autour des Carnets de la drôle de guerre, des Mots et de L’idiot de la famille, construisant à la manière des projets biographiques de Sartre, une image de l’auteur par éclats, volontairement partiale, centrée sur la question de son rapport à l’écriture). Pourquoi ne pas effectuer également un détour par les satires plus ou moins violentes de l’écrivain adoré de sa génération, du « Jean-Sol Partre » de L’écume des jours de Vian au pamphlet de Céline À l’agité du bocal.

Cette lecture de Sartre peut être prolongée avec la riche iconographie photographique, que l’on peut trouver dans le Sartre de Liliane Sendyk-Siegel. On peut s’y livrer à une étude de la pose de l’intellectuel, comparer les Sartre, l’écrivain, le journaliste, le militant, l’idole, le classique à partir des clichés devenus des must de la photo d’écrivain. Lui-même évoquant dans Les mots ces photos de son grand-père Schweitzer ou de lui-même : « On tire de moi cent photos que ma mère retouche avec des crayons de couleur. »

LE NARRATIF

« Mais qu’est-ce que lire un roman ? Je crois que c’est sauter dans le miroir. » Situations I

C’est sans doute l’aspect de Sartre le plus connu et le plus fréquenté en classes. Là encore Sartre s’est évertué, riche des
textes qu’il avait lus, à pratiquer toutes les écritures narratives. Il passe, d’une oeuvre à l’autre, de la nouvelle (3) aux romans plus amples que sont La nausée et surtout la trilogie Les chemins de liberté, du récit introspectif et sarcastique de
L’enfance d’un chef au journal métaphysique, politique et poétique, ultraréaliste et fantastique de Roquentin. Toutes les écritures et tous les formats, comme autant de brillants pastiches sont parcourus. Comment ressaisir cette œuvre variée, inclassable ? Peut-être en recherchant de quelle manière à chaque fois Sartre a tenté non pas d’illustrer mais de rendre vivants en les figurant sa pensée et son questionnement sur le rôle de l’homme, sa responsabilité et sa place dans
un monde où il doit se faire action. C’est-à-dire, pour reprendre les analyses de Geneviève Idt dans Autour de Jean-Paul
Sartre, comment Sartre construit dans son oeuvre littéraire des mythes actuels.

LE CRITIQUE

« Quand je lis, je ne rêve pas, je déchiffre. » Situations I

Sartre livrera, en particulier dans les premiers volumes des Situations les analyses littéraires d’un immense lecteur qui le conduiront notamment à réévaluer la fonction de l’écrivain dans la société et à fonder ainsi la nécessité de son engagement. Cette voie pourra se poursuivre selon l’axe d’étude de l’éloge (sur Faulkner) et du blâme (sur Mauriac, et son fameux « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus. »). Mais aussi comme recherche à part entière des instruments rhétoriques et stylistiques (écriture vive et tranchante, formules, mauvaise foi, syllogismes, exemples) de cette méta-littérature qu’est la critique littéraire, à travers les courts textes des Situations, mais aussi de son essai Qu’est-ce que la littérature ?. À l’occasion de ce parcours, on pourra également faire découvrir dans leur détail les textes critiqués : des moins connus (L’an premier du siècle (1919) de John Dos Passos - « Je tiens Dos Passos pour le plus grand
écrivain de notre temps » écrit Sartre - , le kafkaïen Aminadab de Maurice Blanchot et sa « politesse du cauchemar » aux plus célèbres (L’étranger de Camus, la poésie de Ponge). Cette lecture de Sartre lecteur peut bien entendu être prolongée par celle d’essais sur Sartre lui-même, dont on donnerait le mode d’emploi (par exemple l’introduction de Michel Leiris à
Baudelaire). À l’horizon de cette entrée : comment parler d’un texte, de la chose littéraire, de quelle langue se servir, que
peut-on ou doit-on dire d’une oeuvre ?

LE THÉÂTRAL

« Il faut montrer au théâtre des situations simples et humaines et des libertés qui se choisissent dans ces situations. » Pour un théâtre de situations.

Le théâtre de Sartre, un « théâtre de situations » destiné à tous les publics, de facture antiréaliste et engagé dans les
conflits de son temps, a été, au vu du nombre de pièces écrites (douze) et du souci de Sartre d’accompagner leur mise
en scène, une des préoccupations majeures de l’écrivain. Le philosophe s’exprimant de manière particulièrement efficace dans l’échange vivant du dialogue, il n’est pas surprenant que Sartre ait accordé pareille importance au genre dramatique.
Le théâtre de Sartre a cependant la réputation de mal vieillir : ses pièces sont peu montées, en dehors des plus célèbres,
Les Mouches et Huis-Clos. Ces textes ne sont-ils que des œuvres de circonstance ? La création en 1998 des Mains sales à Berlin par la troupe d’avant-garde de Frank Castorf semble indiquer qu’au contraire, non seulement les problématiques qui traversent ces pièces (l’engagement par l’action, la fidélité à ses idées, le compromis politique) mais encore leur théâtralité sont toujours dignes d’être portées sur les planches. Et c’est là encore sans doute dans la diversité des œuvres (4) qu’il faut aller chercher des entrées pour les comprendre et surtout les pratiquer.

LE CINÉMATOGRAPHIQUE

« Au cinéma, les choses sont à la fois plus réelles et plus irréelles. » Entretien avec Bernard Dort.

L’approche de Sartre par le biais de l’écriture scénaristique offre de prime abord deux intérêts : à celui de donner à lire un des aspects peu connus de son œuvre dans lequel l’écrivain a su se fondre avec virtuosité s’ajoute la possibilité de travailler sur le lien entre écritures filmique et littéraire. Le scénario du fantastique Les jeux sont faits (5) emprunte au roman américain une écriture blanche factuelle, et à la technique cinématographique un travail sur le montage parallèle (dans l’ouverture du texte et du film les destins des deux morts, Ève et Pierre, sont montrés à tour de rôle) et sur les effets
spéciaux (les morts et les vivants présents à l’image, ce qui est impossible au théâtre). Le cinéma conjugue en ce sens donc les libertés du récit et la dramatisation du théâtre. Ces oeuvres pour le cinéma offrent la possibilité d’aborder l’étude d’un scénario « à blanc » (L’engrenage, fable politique jamais tournée, mais montée au théâtre sur la réalisation des idéaux
présentée sous différents points de vue), mais aussi d’aborder la mise en images du texte grâce à l’analyse du film.

Dominik Manns

(1). G. Idt, « Sartre « mythologue » », Autour de Jean-Paul Sartre.
(2). « Sartre par Sartre », Situations IX
(3). Le recueil Le mur aux cinq textes qu’à première vue rien
ne rapproche : l’angoisse d’avant une exécution (Le mur),
le meurtre gratuit (Erostrate), les doutes de femmes dont
les maris sont frappés d’une maladie mentale (La chambre)
ou d’impuissance (Intimité).
(4). Nekrassov est une comédie sur une campagne de presse anticommuniste, Les mains sales un drame politique sur la
question du compromis et de l’assassinat politique, Huis clos une réflexion métaphysique en enfer sur la liberté, la lâcheté
et les faux-semblants, Les mouches, un appel à la révolte par le biais de la réécriture d’une tragédie antique, Le diable et
le bon dieu, une fable historique se déroulant dans l’Allemagne de la Renaissance, Kean, une pièce de Dumas sur un acteur de génie du XIXe siècle que Sartre a « resserrée ».
(5). Un insurgé et une épouse malheureuse sont assassinés. Ils contemplent la vie qu’ils laissent derrière eux du point de vue des morts qui déambulent invisibles, mi-amusés, mi-cyniques, parmi les vivants (à la manière des anges des Ailes du désir de Wenders). Ils se rencontrent, tombent amoureux l’un de l’autre, sont autorisés à revenir sur terre à condition de s’aimer sans douter, Orphée et Eurydice modernes, mais finissent par faillir. Le film a été réalisé par Jean Delannoy avec Micheline Presle, Marcel Pagliero, Colette Ripert, Marguerite Moreno (Film Office).

Crédits photographiques
Illustration du dossier : J.-P. Sartre. Photo J. Robert © Gallimard.
1. J.-P. Sartre. Photo J. Robert © Gallimard.
2. J-P. Sartre et S. de Beauvoir. Photo J. Robert © Gallimard.
3. Le 26 avril 1947. J.-P. Sartre examine avec Delannoy les premières pellicules du film Les jeux sont faits. D.R.