Le roman policier est un mystère en soi : génération spontanée de la fin du XIXe siècle, il constitue désormais un genre à part entière de la littérature et du cinéma. Et pourtant, sa longévité, sa popularité et sa diversité semblent reposer sur un argument déroutant de minceur. Le polar n’est-il qu’un récit qui mène le personnage principal de la découverte d’un crime à son élucidation ?
Dossier initialement publié dans le numéro 10 des Mots du Cercle, août-septembre-octobre 2002.
Le roman policier est le genre d’une question (qui a tué et pourquoi), et la forme qui s’adapte au mieux à l’intimité de la lecture et à l’élucidation progressive de ce mystère est celle du récit, du roman. Cependant le récit policier n’est pas linéaire. Il tire de son origine une spécificité : né feuilleton, le polar fait savourer l’attente, le suspens. L’intrigue est hachée, étendue, retardée, les chapitres sont courts et s’interrompent pour ménager des renversements. Et pourtant, le mythe d’Œdipe, que l’on considère comme l’archétype du récit policier (du meurtre à l’élucidation, avec comme particularité que l’assassin est le principal protagoniste : « Moi, j’éclaircirai tout depuis le début ») est une pièce de théâtre.
Cette source antique met en lumière l’importance de la parole dans le récit policier. On passe d’un assassin inconnu à un assassin nommé. Tout est dans le roman à énigmes un rapport de signe et de regard : a priori, l’enquêteur et le lecteur disposent des mêmes signes, de la même possibilité de les déchiffrer. Mais seul un Champollion du gabarit de Sherlock Holmes saura voir dans l’indice (trace de boue, fil de soie, écaille de peinture) une « évidence » pour paraphraser l’anglais, une lettre volée, saura reconstituer autour du fragment le puzzle du monde auquel il appartient et a échappé. Le plaisir du lecteur tient dans ce subtil équilibre entre omniscience et impuissance. À l’instar d’un texte, le crime offre des prises. Pour qu’il y ait polar il faut un indice, grain de sable qui grippe la mécanique du crime et permet de dénouer et d’expliquer. Tout roman du crime est un roman du défaire, et le roman noir, pessimiste et sombre, y est en germe : malgré tout, défaire un crime n’est pas défaire la mort.
À l’aune de cette trace, de cette mémoire du crime, le monde entier se laisse déchiffrer. En effet, quoi de plus frustrant pour le lecteur qu’un polar sans clé de l’énigme : le monde un instant dérangé retrouve son ordre initial. La science déductive a vaincu l’instinct destructeur. Le roman policier parcourt le chemin rassurant du mystère au sens : il domestique l’inexplicable, métaphore de la lecture. Le polar est donc aussi le récit d’une autodestruction, il remonte le fil du temps pour retrouver les circonstances de cet instant zéro qu’est le crime : l’indice est un lambeau de mémoire pris, emporté accidentellement dans le présent. Tel le Catoblépas, animal mythologique qui se dévore lui-même, le polar se consume en dévoilant. C’est sur ce paradoxe qu’est fondé le récit impossible du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie.
De livre en livre, le désir du mystère et de sa résolution pousse le lecteur à s’attacher et à s’identifier à un personnage familier : l’enquêteur, qu’il soit héros ou antihéros, est la figure-pivot de toute la littérature policière, comme un second lecteur, herméneute plus perspicace, plus attentif, moins reposé. De là peut-être le caractère récréatif qui est habituellement associé au polar. Les habitudes et traits distinctifs du détective créent une intimité mythologique avec le lecteur. Jusqu’au cas célèbre des lecteurs de Conan Doyle lui demandant de ressusciter Holmes qu’il avait fait mourir à la fin du Dernier problème. Là encore, on retrouve l’importance du feuilleton, de la série dans la genèse du polar.
La formule du roman policier, fondée sur la récurrence (un des mystères du genre pourrait bien être son étonnante capacité à se répéter) va en faire un rite épuisé. En effet, et malgré les gageures des crimes en lieu clos, sans coupable, à coupables narrateur ou collectif, provocations ultimes du lecteur qui réactivent ce roman de l’identique, le roman à énigmes use de recettes qu’une seconde génération d’auteurs voulurent réformer. Ainsi naît, à partir de l’entre-deux-guerres, le roman noir des Hammett, Chandler, ou, plus récemment, Ellroy, qui feront des États-Unis un nouveau modèle, par opposition à l’Angleterre des origines. En France, ce polar au sens propre aura pour représentants Malet, Manchette ou Jonquet. La détection est délaissée, le coupable étant souvent connu dès le départ, au profit de la représentation d’un monde interlope, où la figure obsolète du détective tout-puissant laisse place au « privé », au « dur à cuire ». Le roman noir à la langue crue, roman populaire (ou pulp en anglais), se fait plus glacial, macabre et violent. Son souci critique de traiter du quotidien en fait en un sens une forme de littérature engagée.
ette deuxième vie du roman policier ouvre toute une série de diversifications : le polar devenu mythe, littérature-repère, quitte alors la contemporanéité des grandes villes propices à tous les mystères (Londres, New York, Paris) pour se diversifier : voyager dans le temps (les romans médiévaux d’Ellis Peters) ou l’espace (les Suédois Sjowall et Wahlöö, les Italiens Fruttero et Lucentini ou Scerbanenco, les romans navajos de Tony Hillerman, le Marseille d’Izzo) voire dans les deux simultanément (la Chine ancienne de Van Gulik). Le polar protéiforme épouse également d’autres genres (science-fiction ou fantastique), d’autres discours (cinéma et bande dessinée).
L’universalité du roman policier a aussi contribué à son extension. Tout le monde lit ou a lu des polars, et nombre d’écrivains
non-spécialisés s’y sont essayé : Sanctuaire de Faulkner, 53 jours de Perec, Le nom de la rose d’Eco. Pour abriter et célébrer les polars, des collections spécifiques ont vu le jour (Série noire, Grands Détectives, Masque), servant à la fois à identifier le polar et son lecteur mais aussi à le singulariser par rapport aux autres littératures. Revendiquant ainsi la marge où il s’est toujours vu inscrire (roman de gare, roman de vacances, méprisé, « genre stercoraire » disait Claudel) le roman édifie dans son propre sous-genre, ses propres mythes et icônes.
La fascination qu’exerce le roman policier se fonde sans doute sur son rapport à la mort, peur omniprésente. S. S. Van Dine, un des fondateurs du genre, note : « Un roman policier sans cadavre, cela n’existe pas. » Le polar est la seule forme littéraire à émaner tout entière de la mort violente et à l’interroger aussi systématiquement. Cette hypnose mortuaire, partagée par l’auteur et le lecteur, sert de pacte narratif élémentaire : de part et d’autre du tabou s’articulent un langage, une conjuration et un apaisement, bref une catharsis. Ce faisant, le polar questionne aussi singulièrement le fonctionnement de la lecture et du désir de lire : il est une machine à lire pour reprendre l’expression de Narcejac. Elles la convoquent aussi autour de l’illisible par excellence : le crime.
Littérature heuristique, littérature rassurante, le polar est avant tout une littérature ouverte et avide d’être lue. De là, par-delà l’unité qui est la sienne, l’extrême variété de ses formes, de ses qualités et de ses lecteurs. Mise en scène d’une réponse, écriture d’une recherche qui comme celle d’Œdipe raconte aussi l’enquête sur soi et sur nos propres secrets et peurs, une littérature qui explique et qui déchiffre séduit nécessairement tant elle s’inscrit dans la relation la plus réconfortante : celle de l’apprentissage, d’autant plus réconfortante que le polar apparaît comme un genre inépuisable.