Le rêve contient en lui tous les paradoxes. Grâce à lui nous atteignons à toutes les libertés, mais lorsqu’il se mue en cauchemar nous ne pouvons plus lui échapper. Bienfaiteur lorsqu’il nous permet de vivre l’interdit, il peut aussi retourner contre nous nos plus profondes angoisses. Et comme l’a écrit Valéry, « Le rêve est le phénomène que nous n’observons que pendant son absence », puisque par définition le rêveur est inconscient. Et c’est peut-être précisément pour conjurer cette volatilité que la littérature s’est emparée des songes. Qu’elle en fasse un objet de divination ou de méditation, une étape du récit ou un objet poétique à part entière, les rêves littéraires tissent leurs correspondances avec ceux des lecteurs.
S’inscrivant dans cet héritage, c’est à une réécriture parodique de la tradition des onirocritiques, ces « Clés des songes » dont le modèle est celle d’Artémidore d’Ephèse, que se livre Rabelais au Chapitre XIII du Tiers Livre. C’est en se fondant sur ses rêves que Panurge cherche à établir s’il devra se marier ou non. Freud lui-même voyait dans les rêves prémonitoires que dans la mesure où « le rêve est un désir accompli », il pouvait « annoncer » l’avenir, en tout cas un avenir conforme à nos désirs, et non pas à la vérité...
Dossier initialement publié dans le numéro 21des Mots du Cercle, août-septembre-octobre 2004.
On pourrait dire qu’à l’inverse de ces tentatives divinatoires, le songe a aussi suscité l’intérêt pour son aspect étrange, voire trompeur. Ce qui frappe alors, c’est sa troublante ressemblance avec la réalité. Le rêveur est persuadé, comme le spectateur de théâtre, d’assister à des événements réels, et les terreurs du cauchemar nous font retrouver avec soulagement l’état de veille.
Pour les poètes et dramaturges que l’on associe à l’esthétique baroque, perpétuant une tradition biblique, l’image du rêve permettait d’enclencher une méditation sur la vanité et l’inconstance de la vie terrestre et du pouvoir des hommes. « Qu’est-ce que la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction ; et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe et les songes sont des songes », fait dire Calderon à son Sigismond. La vie a ceci de commun avec le rêve qu’elle est brève, pleine d’illusions, inconnaissable, futile. Mais sa matière fragile suscitait également un réel pouvoir de fascination. Le poète fixe la matière du rêve, et se sert de ce dernier pour figurer l’insaisissable.
Il existe entre le rêveur et le lecteur des analogies qui pourraient expliquer la fortune de la représentation des songes dans les œuvres littéraires. Et d’abord, l’endormissement prélude au rêve, de Combray à Alice au pays des merveilles, peut être dû à un texte lu. En rêve et en livre, une histoire se déroule sous nos yeux, nous en sommes les spectateurs (dans le rêve, nous assistons à notre imagination), nous nous laissons saisir, non sans plaisir, par ces fictions, au point de les croire réelles. Enfin, le rêve n’est-il pas considéré comme une « relecture », une réinterprétation du réel, en particulier dans la théorie des « restes diurnes » ?
Mais si songer ressemble à lire, le rêve est un phénomène, cousin du fait littéraire, qui est aussi un moment universel d’écriture : chacun est auteur de ses rêves qui sont la preuve de notre imagination illimitée. Cependant, le rêveur passif n’est pas tout à fait l’écrivain actif, ou pour citer Bachelard, « Le rêve de la nuit ne nous appartient pas. » De plus, et c’est là la principale difficulté de la traduction littéraire du rêve, ce dernier ne s’écrit pas, ne peut pas s’écrire tel quel, puisque ce qui le caractérise c’est son caractère incomplet, fugace, incohérent, bref insoumis. Doit-on conserver, écouter, partager quelque chose qui échappe à la raison ?
Alors certes, le rêve nous conduit dans des zones inouïes de notre être, il est précieux, mais est-il pour autant digne d’être raconté ? Et c’est même précisément parce que nous sommes tous des rêveurs, que la relation du rêve ne va pas de soi : pourquoi, comme le demande Henri Michaux dans ses Façons d’endormi, façons d’éveillé, pourquoi devrions-nous écrire nos rêves, pourquoi lire les rêves des autres ?
Cette apparente inanité du rêve, doublée de son caractère énigmatique a pu susciter deux attitudes qui se complètent. Ou bien il est un message divin volontairement chiffré, et on en perce le sens, on l’interprète, ou bien son mystère est préservé, il est opacité et illusion et il fait une métaphore de choix. Depuis l’Antiquité, on a tenté de sonder le mystère des rêves. Il était admis que les rêves annonçaient les événements à venir, comme le fameux songe de Pharaon (Genèse, XL-XLI). Ils avaient valeur de vérité, et si Pénélope, au Chant XIX de l’Odyssée, voit en songe un aigle tuer vingt oies, c’est qu’Ulysse viendra la débarrasser de ses prétendants. On retrouve d’ailleurs dans ce rêve le déplacement, proche des tropes poétiques, que fait subir le rêve à la réalité.
Au-delà de sa signification réelle ou métaphorique, il importe de se demander comment les rêves sont représentés, comment un écrivain peut rendre son caractère étrange et inepte, mais aussi quelle place il peut faire tenir au rêve dans le déroulement de son récit diurne. Le rêve permet souvent une pause dans le récit, il est moment de suspension, de mise en sommeil de l’intrigue.
Ainsi le long rêve du Francion de Sorel interrompt la chronologie du texte sans pour autant dénaturer le parcours du personnage.
Car dans le rêve, il poursuit sa vie de veille. Le rêve permet aussi de jouer sur la chronologie du texte, et de fonder une écriture de la surprise. C’est le cas du récit rêveur Nadja de Breton où le lecteur est guidé de coïncidence en étonnement. Le rêve permet enfin de construire un moment de liberté, où l’on peut tout dire, où l’on peut tout imaginer, et notamment braver la censure. Sous couvert de rêve, parce qu’il est une inversion du réel, on peut tout dire. Le Rêve de d’Alembert, qui est la transcription fictive par Diderot d’un délire onirique du célèbre encyclopédiste, lui permet sur le mode décousu et parcellaire qui est le propre du genre, de lui attribuer un discours des plus audacieux. À ce titre, le rêve brave l’interdit, le rêve est liberté simultanée et réconciliation de l’imagination et de la pensée.
Breton le souligne : « L’esprit de l’homme qui rêve se satisfait pleinement de ce qui lui arrive. L’angoissante question de la possibilité ne se pose plus. » Ou comme le rêve Antoine Roquentin dans La Nausée de Sartre : « J’ai fessé Maurice Barrès. »
Mais il semble que le rêve n’est jusque-là encore qu’un prétexte, qu’il n’est pas employé en soi, qu’il n’est qu’un moment de la narration et qu’il lui est tout entier soumis. En effet, les songes, parce qu’ils sont à première vue l’envers d’un récit cohérent, et parce que la littérature est partage et le rêve intimité, et bien qu’ils parviennent à nous saisir comme la plus forte des fictions, ont rarement droit de cité en tant que tels. Pourtant, du fait de cet absolu pouvoir de séduction, certaines œuvres ont cherché à leur emprunter cette force hypnotique. Et bien que le rêveur baudelairien d’Un mangeur d’opium écrive : « Et je m’éveillais avec des convulsions et je criai à haute voix : Non ! Je ne veux plus dormir ! », on n’échappe pas plus au rêve qu’au sommeil.
À l’orée du XXe siècle, Freud va non seulement se livrer à une description minutieuse du mécanisme du rêve, mais en faire un instrument idéal de la connaissance de l’individu. L’inventeur de la psychanalyse élèvera, à la suite mais à l’inverse les traditions antiques et populaires, les rêves hors du futile et de l’incohérent.
Ils sont le miroir du rêveur, parce qu’ils sont l’expression de son désir, ils masquent et démasquent à la fois. Le rêve devient aussi en soi un acte créatif : c’est par le biais de la transposition, de la métaphorisation du désir, que le rêveur construit un scénario onirique. Du coup, le rêve devient pour certains un moyen d’accès à une part plus profonde et plus authentique de soi, l’inconscient, une matière de choix pour l’autobiographie, aux côtés du souvenir. Nombreux sont les recueils de rêves, ces journaux hyper-intimes non dénués d’humour, qui nous conduisent vers l’auteur à nu. Et l’on suit Michaux, Leiris ou Perec, aux confins des mémoires du moi et de la poésie, où se nichent les images les plus étranges, les plus cocasses et les plus effrayantes.
Mais si le rêve est riche, c’est peut-être avant tout parce qu’il est un ferment poétique, une esthétique du mystère et de l’incongru. Contre la logique artificielle et mensongère du récit, le Manifeste du surréalisme d’André Breton propose une écriture en liberté, en analogie avec la créativité du rêveur. Il proclame : « Je crois en la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire ». Les surréalistes poursuivent ainsi une réflexion sur la folie et l’irrationnel entamée avec les romantiques (l’Allemand Jean-Paul), dont Nerval est par l’intermédiaire de son récit onirique Aurélia et de son incipit programmatique « Le rêve est une seconde vie » un des représentants français. La force du rêve est précisément celle de ses images. Le surréalisme fera de l’incompréhensible du rêve, du plaisir de l’énigme, sa force. Qu’il s’agisse des poètes comme Breton dans Clair de terre, Michaux dans La nuit remue, ou Desnos dans Corps et biens, des peintres comme Dali, Chirico ou Magritte, la constellation surréaliste fondera par le rêve une nouvelle manière de créer. Parce que, finalement, ce que le rêveur accepte (Michaux note au sujet de ses propres rêves : « Tout au plus aperçois-je - et encore - une légère incongruité »), pourquoi l’homme lucide ne l’accepterait-il plus ?
Au terme de ce parcours, les parentés entre le rêve et l’écrit apparaissent aussi nombreuses que diverses. Si les œuvres qui touchent aux rêves paraissent toujours les trahir, si je ne pourrai jamais faire le rêve d’un autre, si mes propres rêves semblent toujours m’échapper au réveil, leur substance, leurs motifs, leur fonction, leur capacité d’unification et de digression en feront toujours une source vers l’écriture.