Ces cahiers, que Cioran a tenus pendant quinze ans, ne constituent pas un journal relatant son existence quotidienne. En marge des livres qu'il a publiés à cette époque ou par la suite, ce sont d'abord des cahiers d'exercices où s'accumulent les notations les plus diverses : souvenirs de lectures, impressions musicales, portraits ou plutôt esquisses d'amis - dont les plus chers, Ionesco, Michaux, Beckett - et d'ennemis (protégés par l'anonymat) ; évocations de balades, fréquentes, dans Paris et à la campagne, d'où ce « philosophe de la rue » rapporte toujours quelque anecdote ou image frappante. Surtout, lui qui se qualifiait « l'homme le plus désœuvré de Paris » s'abandonne ici librement à ses caprices et à ses obsessions. Écartelé entre la nostalgie et l'effroi, tombant d'une bouffée de violence dans un accès de cafard, Cioran ne se lasse pas de réunir et d'affûter les attendus d'un impossible règlement de comptes avec l'univers tout entier et avec lui-même. Et, comme dans ses essais, ce « fanatique du pire » offre le paradoxe, savoureux pour ses lecteurs, d'un pessimiste radical s'exprimant dans un style vif, allègre et, pour tout dire, requinquant.