«La peur n’est pas une vision du monde». C’est par ces mots qu’en 1933, Kurt von Hammerstein, chef d’état-major général de la Reichswehr, résolut de tourner le dos à l’Allemagne nouvelle, et à Hitler devenu chancelier. Issu d’une très ancienne lignée d'aristocrates prussiens, Hammerstein méprisa profondément l’hystérie funeste où s’engageait son pays. On voulut ignorer son avertissement, et c’est en vain que le général, de complots en dissidences, tenta de freiner le désastre. Jusqu’à sa mort en 1943, Hammerstein aura préservé son indépendance, raidi dans une intransigeance devenue héroïque. Ses sept enfants eurent eux aussi des destins singuliers, prenant parti, contre tout réflexe de classe, pour la résistance intérieure.
Le livre du grand écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger n’est une biographie qu’en apparence. Car il s’agit d’ «une histoire allemande», un récit tissant par mille moyens divers les destins individuels et le devenir collectif. Modeste devant la science historique, Enzensberger a choisi la liberté du narrateur : «même en dérapant à l’écart des faits, on peut tout à fait parvenir à des vues justes». Et lorsqu’il dialogue avec les morts, Enzensberger en véritable sorcier invoque les esprits.
À travers la multitude de ces vies qui se croisent, s’éveille le fantôme de la catastrophe allemande, révélant la décomposition de la République de Weimar, le passage de la vieille Prusse à l’ordre nouveau, la sournoise complicité de l’Allemagne avec l’Union soviétique, l’échec de la résistance, la folle association de l’idéologie la plus fanatique et du cynisme le plus froid.
C’est parce qu’il a un sens aigu de ce qu’est un destin qu’Enzensberger nous offre ici un grand livre.