C'est du vieux Beaupré que je tiens ce récit. Lui-même assurait le tenir du temps, si le temps est un personnage ? Vous avez tous lu La fille du capitaine du vaillant Pouchkine. Beaupré prétendait que cet ouvrage aujourd'hui si consubstantiel à mon être avait fait le malheur de sa famille. Aussi refusait-il que je l'ouvre avant ma majorité. J'avais beau insister. Il s'emportait, grondait ses raisons.
Vladimir Beaupré, notre factotum aux fortes mains qui étourdirent mon enfance, l'homme à qui je fus confié dès ma naissance par un père regagné par son grand âge depuis que ma mère de trente ans plus jeune (au salon son portrait inconsolable) décéda en me mettant au monde. Beaupré, le colosse lyrique souvent assommé par la mélancolie. Beaupré, l'ancien taxi à l'image de tant de ses compatriotes réfugiés dans notre pays au temps de la «grande émeute», comme il s'obstinait à vouloir appeler la Révolution de 1917. Beaupré, mouchoir fidèle qui pestait de me voir toujours perdre les miens.
M.C.