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Guillaume Navaud, éditeur scientifique de L'Utopie, de T. More

Guillaume navaud

Découvrez les réponses de Guillaume Navaud à vos nombreuses questions sur «L'Utopie», de Thomas More.



Interview

Pourquoi une nouvelle édition de ce texte ? (Marguerite P., Versailles)

L’Utopie étant un texte fondateur de la culture moderne, plusieurs éditions françaises en sont déjà disponibles, certaines d’une grande qualité. Les éditions de poche existantes présentent toutefois deux défauts.

Elles omettent d’abord de reproduire les paratextes qui accompagnaient les premières éditions de l’œuvre, à l’exception parfois de la première lettre-préface de More. Ces paratextes font pourtant partie intégrante du projet et revêtent une importance cruciale dans la compréhension de l’œuvre. Par exemple, la carte de l’île d’Utopie renvoie au genre littéraire du récit de voyage tout en dissimulant un crâne, et donc le symbole d’une vanité au sens philosophique et pictural : cette carte emblématise ainsi les différents niveaux de lecture du livre. C’est pourquoi le texte de L’Utopie est ici accompagné d’un dossier comprenant, entre autres, l’ensemble des paratextes originaux (la carte de l'île d'Utopie, mais aussi l’alphabet des Utopiens et l’ensemble des lettres et poèmes encadrant le texte) : c’est la première édition de poche à offrir véritablement l’intégralité de l’œuvre.

Ensuite, le texte latin de L’Utopie est éminemment littéraire et joue notamment d’une grande variété de registres : le sérieux s’y teinte parfois d’une indignation virulente et souvent d’humour. Les traductions françaises modernes tendent à sacrifier cette dimension : en général exactes sur le sens, elles écrasent les variations de style et donnent une fausse impression de platitude. C’est pourquoi nous avons choisi de travailler à partir de la première traduction de L’Utopie publiée en français, due à Jean Le Blond (1550), et de sa révision par Barthelémy Aneau (1559). Le Blond et Aneau, en hommes de la Renaissance qu’ils étaient, sentaient sans doute mieux que nous ces nuances du latin ; ils étaient aussi poètes et leur version est en elle-même une création de valeur. Il a certes fallu la corriger lorsqu’elle était fautive et la moderniser pour la rendre aisément lisible au lecteur d’aujourd’hui. Le but était néanmoins de préserver la saveur d’une traduction qui rend justice aux qualités littéraires de L’Utopie.

Comment distinguer le discours et la portée philosophique de la simple analyse littéraire ? (Jean-Claude P.-M., Paris)

Comme bien des textes de l’Antiquité ou de la Renaissance, L’Utopie est à la fois un texte philosophique et un texte littéraire : distinguer ces deux dimensions, dans la traduction comme dans l’interprétation, ce serait manquer l’une et l’autre, d’autant que leur intrication est une des caractéristiques principales du genre utopique que fonde More. Bien sûr, le premier livre, qui met en place le récit-cadre (la rencontre avec le navigateur Hythlodée) apparaît plus littéraire et le second, qui comprend la description par Hythlodée de la République d’Utopie, plus philosophique. Mais le dispositif narratif complexe élaboré par More dans le premier livre est essentiel à la compréhension du second livre, qui contient aussi des moments proprement satiriques, par exemple lorsque Hythlodée évoque le statut de l’or et de l’argent en Utopie. On a cherché à expliciter dans les notes ce que le texte devait aux différentes traditions philosophiques et littéraires dans lesquelles il s’inscrit, par exemple celles de Platon et de Lucien.

En quoi l'écriture de T. More prévient-elle le risque de prendre l'utopie au sérieux et Utopia pour un monde idéal ? (Anne P., La Flèche)

C’est l’un des enjeux principaux du récit-cadre qui occupe le premier livre et la fin du second livre. More y met en scène un double de lui-même (que l’on a préféré nommé Morus pour éviter de l’identifier trop hâtivement avec l’auteur) servant de contrepoint à Hythlodée ; le dialogue entre les deux hommes introduit la fiction du récit de voyage, mais ouvre également une perspective critique sur le monde utopien. Hythlodée y apparaît en effet comme un idéaliste fort sérieux : il prend très peu de distances par rapport au modèle utopien et refuse par ailleurs tout accommodement avec la réalité de l’exercice du pouvoir – comme Platon, il refuse de flatter le prince et préconise de donner le pouvoir aux philosophes. Morus souligne au contraire la nécessité de s’adresser au prince sans rigidité dogmatique, mais en employant au besoin une stratégie « oblique » – celle-là même que More déploie dans L’Utopie en déguisant le traité politique sous le masque d’un récit de voyage. Ce n’est pas la moindre ironie de l’ouvrage que de voir Hythlodée, c’est-à-dire le représentant de l’idéalisme et l’ennemi déclaré du mensonge, serve de caution à cette fiction utopique qui est l’achèvement de la stratégie oblique prônée par Morus : le récit-cadre invite ainsi le lecteur à relativiser le dogmatisme apparent de la description de la République utopienne.

Les hautes fonctions politiques qu'a successivement occupées Thomas More ont forcément nourri la réflexion dont il fait part dans son œuvre. Dans quelle mesure selon vous ? A-t-il connu des événements déterminants ou particuliers, dans sa carrière, qui expliquent en partie qu'il en soit venu à des idées si radicales ? (Sébastien C., Nantes)

Lorsqu’il écrit L’Utopie, More est un homme encore jeune (il a 37 ans) qui n’est qu’au seuil de la brillante et tragique carrière qu’il accomplira au service d’Henri VIII. Cela fait cependant plusieurs années qu’il exerce à Londres la profession d’avocat, et qu’il observe les maux qui minent l’économie et la société anglaises de son époque. Le premier livre de L’Utopie brosse ainsi le tableau très noir d’un pays victime notamment de moutons anthropophages, qui ne dévorent plus seulement l’herbe mais aussi les paysans : par cette métaphore, More dénonce l’abandon de la culture vivrière au profit d’une monoculture lainière qui ne profite qu’à quelques grands propriétaires – c’est d’ailleurs dans ce passage que More forge le mot « oligopole », par dérivation du grec « monopole ». C’est sans doute la conscience aiguë de l’injustice économique et sociale régnant autour de lui et du contraste entre cette réalité et les préceptes de générosité et de partage exposés tant par les philosophes que par les Évangiles, qui a conduit More à inventer une île où les mœurs et les lois sont radicalement opposées à celles qui prévalent dans l’Angleterre de son époque.

L'Utopie de Thomas More n'est-elle pas moins l'élaboration d'un projet de société idéale que la critique déguisée de la société contemporaine de More ? (Rebecca P., Dompierre les Ormes)

En tant que miroir inversé de l’Angleterre, l’île d’Utopie la renvoie en effet sans cesse implicitement aux tares qui la ravagent : c’est pourquoi le tableau de l’Angleterre brossé au premier livre est souvent nommé la « dystopie » (le lieu du malheur), par opposition à l’Utopie (le non-lieu ou le lieu du bonheur) décrit au second livre. Cette dimension critique n’est cependant pas exclusive : la République des Utopiens incarne aussi un projet de constitution idéale.

N'est-il pas abusif de prêter au livre de Thomas More une dimension critique et contestataire, guidée par le désir de changer en pratique le cours des choses et le monde tel qu'il est, d'en faire en somme le livre d'un projet révolutionnaire ? Ne s’agit-il pas moins d'un brûlot politique, visant à secouer l'ordre des choses, en prise avec le réel, que d'une méditation désintéressée ? (Philippe L., Avenay)

Il convient pour répondre de revenir à la signification du couple formé par Morus et Hythlodée. Ce dernier peut sans doute être qualifié de « révolutionnaire » : ennemi de la demi-mesure, il approuve sans réserve les institutions utopiennes et juge impossible de les importer en Europe sans bouleversement des habitudes politiques. Morus s’accorde avec Hythlodée pour critiquer l’organisation politique et sociale de l’Angleterre de son temps, mais il souligne aussi les difficultés qu’il y aurait, par exemple, à y abolir comme en Utopie l’usage de la monnaie d’or et d’argent ; ce « réalisme » se traduit dans ses dernières paroles, sur lesquelles se referme le livre : « je confesse facilement qu’il y a en la République des Utopiens bien des choses que je souhaiterais voir en nos villes de par-deçà, sans pourtant véritablement l’espérer ». Ce relatif pessimisme du personnage de Morus n’est cependant pas nécessairement partagé par l’auteur Thomas More : s’il cultive évidemment le goût pour le paradoxe, le monde utopique n’est pas pour lui le fruit d’une rêverie philosophique qu’il ne s’agirait pas de transposer dans la réalité . Cet enjeu est au cœur de la séquence du premier livre où Hythlodée décrit la « micro-utopie » des Polylérites à la table du cardinal Morton, chancelier d’Angleterre sous Henri VII, le père d’Henri VIII. Face à l’échec de la politique pénale ultra-répressive menée contre les voleurs en Angleterre, Hythlodée défend le modèle des Polylérites, qui ont remplacé la peine de mort par des travaux d’utilité générale. Ce système est ironiquement rejeté comme fantaisiste et inapplicable par les assistants, jusqu’au moment où le cardinal Morton définit les conditions auxquelles il pourrait être testé à titre expérimental en Angleterre. More nous montre ainsi que l’utopie peut être le moteur d’un réformisme pragmatique : c’est sans doute le type de réaction que More cherchait à susciter chez ceux de ses lecteurs qui occupaient des postes de pouvoir dans l’Europe de l’époque.

Comment répondre à cette question d'élève : pourquoi lire L'Utopie de Thomas More en 2012 ? (Catherine B., Tours)
Les interrogations sur les maux de la société de l'époque sont-elles toujours les mêmes qu'aujourd'hui ? (Solenn I.-A, Lorient)

Vous posez la question de l’actualité de L’Utopie. Je répondrais volontiers par l’affirmative à la seconde question : oui, les interrogations sont en bonne partie les mêmes aujourd’hui qu’à l’époque, et c’est sans doute précisément pour cela qu’il demeure utile de lire L’Utopie en 2012. Pour Hythlodée comme pour Platon – et More le souligne à plusieurs reprises, aussi pour le Christ –, le rapport que nous entretenons avec l’argent est la racine des maux qui nous frappent, et aucune société ne peut devenir, au sens plein, une « communauté » ou une « République » (c’est-à-dire, au sens étymologique, un « bien commun » ou un « bien public ») sans être guidée par un objectif de limitation de la propriété privée, ainsi que par une éthique de la générosité – ce qui n’empêche pas l’exigence – envers l’ensemble de ses membres. Hythlodée conclut ainsi sa description de l’Utopie par un violent réquisitoire contre le pouvoir de la finance, qui accapare les richesses aux dépens des forces productives de ce qu’on appellerait aujourd’hui « l’économie réelle », et dénonce la richesse factice des sociétés où la fortune de quelques-uns se construit nécessairement sur la misère de tous les autres : « quand je pense, dit Hythlodée, à toutes ces Républiques qu’on dit aujourd’hui être en maints lieux florissantes et opulentes, je n’y vois rien d’autre, que Dieu m’en soit témoin, qu’une sorte de conspiration des riches qui, sous couleur d’être assemblés pour régir le bien public, pensent seulement à leur profit privé ». À l’heure où l’on s’interroge sur la faiblesse des contre-pouvoirs face à l’oligarchie financière, une phrase comme celle-là me semble susceptible de résonner à toutes les oreilles ; et si l’on retrouve dans nos sociétés le diagnostic que More établissait à propos de sa « dystopie », il y a fort à parier que nous ayons encore à apprendre de son double utopique.

Pourriez-vous éclairer le contexte d'écriture de L'Utopie et notamment la question des enclosures ? (Marie-Agnès O., Saint Etienne)

Je vous invite à ce sujet à vous reporter à la note 1 de la page 64 de l'édition en Folio classique.

Cet ouvrage est-il accessible à une classe de Seconde Bac pro, dans le cadre de l'objet d'étude « Des goûts et des couleurs, discutons-en »/période de la Renaissance ? (Marie-Joseph Dulac, Armentières)

Le texte me semble un peu difficile pour des Secondes à moins peut-être de le travailler par extraits, en écartant les pages les plus théoriques. Il apparaît donc plus adapté à des classes de Première ou de Terminale.

Présentation de l'ouvrage

L'Utopie

 

L'Utopie, de Thomas More, collection Folio classique
Texte intégral. Traduction du latin par Jean Le Blond et Barthélemy Aneau, revue par Guillaume Navaud

Publié en 1516, L’Utopie est un traité sur la meilleure forme de constitution politique, déguisé en une fiction : un récit de voyage vers l’île d’Utopie, inspiré de la récente découverte du Nouveau Monde. Dans cet éloge crypté et paradoxal de l’humanisme, sur le modèle de La République de Platon, Thomas More nous invite à regarder l’Ancien Monde d’un œil neuf, depuis l’île d’Utopie : lieu imaginaire d’une réconciliation des contraires – la nature et la raison, la sauvagerie et l’artifice –, l’Utopie est un modèle de bonheur, de sagesse et de justice sociale dont pourraient s’inspirer les Européens. Ce texte ésotérique, dont le sens est partout caché – le récit de voyage déguise un traité politique, la carte de l’île d’Utopie dissimule une vanité –, est une critique radicale de la société qui témoigne d’un réalisme politique.

A paraître le 21 juin

Cet ouvrage est recommandé aux classes de Première dans le cadre de plusieurs objets d'études : «La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIIe siècle à nos jours» et, en série L, «Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme».

Biographie de Guillaume Navaud

Ancien élève de l'ENS-Ulm, agrégé de Lettres classiques, docteur en littérature comparée, Guillaume Navaud enseigne les lettres en classes préparatoires au lycée Janson-de-Sailly (Paris). Ses recherches portent en particulier sur la philosophie et le théâtre de l'Antiquité à la première modernité. Il a publié Persona. Le théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare (Genève, Droz, 2011), et co-dirigé avec François Lecercle le recueil d'articles Sagesses en miettes. Anecdotes philosophiques et théologiques de l'Antiquité aux Lumières (Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2012).