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Jean-Yves Tadié et Michel Crépu

À l'occasion de la parution d'«Un amour de Swann» de Marcel Proust dans la collection Folio classique, découvrez la retranscription de la rencontre avec Jean-Yves Tadié et Michel Crépu, le 13 février 2018 à la Librairie Gallimard.



Michel Crépu : Je voudrais, en guise d’ouverture à cette conversation, livrer quelques observations qui sont à peine des questions, tant le massif proustien nous domine. Et je me sens moi-même le premier dans la peau d’un éternel néophyte s’agissant d’À la Recherche du temps perdu, qui est un peu notre Talmud, notre Bible à nous autres modernes. À la recherche du temps perdu, c’est vraiment l’endroit où l’on peut poser toutes ces questions qui nous tiennent à cœur. Et ce soir, il y en a d’abord une très simple concernant cette nouvelle édition d’Un amour de Swann dans la collection Folio classique : les raisons pour lesquelles ce livre existe.

Quand on lit À la recherche du temps perdu, quand on plonge dans ce texte, on a toujours un peu ce moment de surprise quand on arrive à Un amour de Swann, avec tout à coup ce passage, ou ce « re-passage » de frontière, du « je » au « il » qui, pour des raisons que nous ignorons, mais que Jean-Yves Tadié va nous dire bien sûr, nous donne l’impression que Proust a souhaité réserver un traitement particulier à la personne de Swann. Et on comprend bien qu’il ait éprouvé cette intention, puisque ce personnage de Swann, et là je parle en simple lecteur, est au fond très mystérieux.

Qui est Swann ? C’est une question qu’on a envie de se poser, et si d’aventure on avait envie d’écrire un livre de plus sur Proust ou sur À la recherche du temps perdu, je l’appellerais volontiers « Le mystère Swann ».

On ne sait pas grand-chose sur ce personnage, qu’on voit au début du roman venir le soir, à Combray, boire le thé ou déguster quelques fraises, ou quelques cerises avec une lettre de Buckingham dans sa poche. C’est tout juste si on sait si c’est dans la poche droite ou la poche gauche, mais ça ne fait qu’ajouter au mystère qui entoure ce personnage, en tout cas pour moi et, je pense, aussi pour un certain nombre d’entre vous.

La deuxième question, qui ne fait qu’épaissir le mystère, c’est celle du snobisme, sur laquelle Jean-François Revel insistait dans un très bel essai, Sur Proust, bien oublié aujourd’hui, et je le regrette beaucoup. C’est une question extraordinairement difficile à manier en réalité. Le snob ne relève pas seulement de la chronique mondaine, c’est un personnage beaucoup plus compliqué que cela. Je dirai ce soir de façon tout à fait prétentieuse que le snob est quelqu’un qui prétend maîtriser la circulation du sens, avoir la main sur les sous-entendus et donc être quelqu’un qui dispose, sur l’échiquier des relations entre les gens, d’une case de plus. Et le coup d’avant, il le maîtrise à la perfection. Swann est évidemment un maître dans ce genre d’exercice. Mais justement, ce maître, et c’est un des enjeux d’Un amour de Swann, va tomber sur plus fort que lui : Odette, qui tout à coup va bousculer de fond en comble ce petit jeu assez diabolique auquel Swann se livre avec une volupté et une maîtrise des choses tout à fait étourdissante. Mais là, il se trouve en face de quelqu’un qui va proprement le dérouter au sens propre comme au sens figuré. Au sens propre, quand par exemple il part comme un fou dans Paris à la recherche du café où elle pourrait se trouver, parce que tout à coup il n’a plus que cette idée en tête, la retrouver et retrouver une certaine forme de sécurité. Jusque-là, il n’avait pas connu, le sentiment d’être abandonné, d’être malheureux, d’en savoir moins que les autres.

Ce personnage d’Odette, qui tout à coup le fait tomber littéralement, est aussi évidemment un personnage extraordinaire puisqu’elle nous oblige d’une certaine manière à nous poser la question de la bêtise. La bêtise est une affaire très complexe aussi, comme le snobisme. Il y avait des remarques tout à fait pertinentes dans Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes je crois, des choses très pénétrantes sur la bêtise. C’est une forme d’ignorance qui, dans le contexte d’Un amour de Swann, a une puissance de dévastation tout à fait incroyable. Et là il me semble que le lecteur a très envie de creuser cette figure de la bêtise. Swann d’ailleurs s’aperçoit qu’Odette n’était pas très intelligente. Ça veut dire quoi exactement qu’Odette n’est pas très intelligente ? Ça veut simplement dire qu’elle dit ce qu’elle pense. La bêtise c’est ça : on dit ce qu’on pense, il ne vient pas à l’esprit qu’il puisse se trouver des obstacles ou des choses qui nous dérangent. La méprise dont le snob pouvait se targuer s’autodétruit littéralement devant quelqu’un qui simplement dit ce qu’il pense.

Dernier point : c’est peut-être une petite perversion personnelle que je m’autorise à livrer ici, sans grand risque d’ailleurs, mais je ne peux m’empêcher de voir dans cette déroute de Swann, cette déroute de la maîtrise du langage, des apparences et des surfaces, quelque chose qu’on trouve aussi chez les grands mystiques qui font l’expérience de l’impossibilité de nommer de façon pleine et entière une réalité ou la réalité divine. Il me semble qu’on peut aussi lire Un amour de Swann comme, d’une certaine façon, une expérience mystique de l’impossibilité de nommer la transcendance, et d’entrer dans un conflit, une confrontation vertigineuse avec la simplicité, la bêtise, l’univers du langage où les choses se nomment tout en se dérobant. C’est une sorte d’addition perverse à ma lecture de ce livre mais en tout cas, pour terminer ou plus exactement lancer la conversation, je souhaite vous dire Jean-Yves à quel point la préface que vous avez donnée à cette nouvelle édition est de nature, je crois, à rouvrir en grand la porte à la recherche de ce livre en particulier.

Jean-Yves Tadié : Du point de vue de l’édition, il est assez curieux de voir qu’Un amour de Swann n’avait absolument pas été prévu par Proust comme un livre isolé. C’est si vrai qu’alors que Du côté de chez Swann a paru en 1913, il faut attendre 1930 pour avoir Un amour de Swann et encore en très peu d’exemplaires, puisqu’il s’agit d’une commande de Gaston Gallimard, très amateur d’ouvrages illustrés de luxe, de tirages sur grand papier, avec quelques chefs d’œuvre de l’histoire des livres illustrés comme par exemple, la même année je crois, les Calligrammes d’Apollinaire illustrés par Chirico, et bien d’autres. Sur les conseils d’André Malraux, alors directeur artistique de Gallimard, qui d’ailleurs n’aimait pas du tout Proust, il commande Un amour de Swann à un illustrateur très connu à l’époque, Pierre Laprade, un peintre qui a illustré beaucoup de livres et qui mériterait d’être du reste redécouvert. On peut le comparer à Pierre Bonnard. Il est d’ailleurs très dommage qu’on se soit pas adressé à Bonnard plutôt qu’à Laprade pour Un amour de Swann.
Mais c’est néanmoins un très beau livre, qui a été tiré à deux ou trois cents exemplaires. Après ça, il n’y a plus eu Un amour de Swann dans la collection Blanche. Il n’y en a encore pas maintenant. Et c’est beaucoup plus tard qu’il paraît dans la collection Pourpre, cette collection cartonnée rouge avec une jaquette qui gardait le nom des éditeurs d’origine.

Le problème qui nous est posé, c’est comment Proust a conçu Un amour de Swann et pourquoi. À vrai dire, il ne s’en est jamais expliqué, lui qui écrivait tellement de lettres. Il n’a jamais dit pourquoi, tout à coup, il interrompait la carrière du narrateur pour faire une sorte de grand retour en arrière de vingt ans, qui est d’ailleurs une des caractéristiques de certains romanciers modernes comme Faulkner un peu plus tard, ou de certains grands films comme Citizen Kane.

Donc pourquoi a-t-il fait cela, alors que ce n’est même pas un phénomène de mémoire, c’est-à-dire que personne n’est là pour se souvenir brusquement de l’existence de Swann et d’Odette vingt ans avant. On aurait pu imaginer un processus de remémoration, mais pas du tout. Le narrateur du livre nous dit qu’on s’étonnera peut-être de voir comment cette histoire a été connue, mais que cela ne doit pas nous surprendre car il y a des choses comme ça qui sont connues par des moyens extraordinaires, et il n’entre pas plus dans le détail.

À ce moment-là arrive la partie la plus classique d’À la recherche du temps perdu, peut-être une des raisons de son succès, c’est la partie où il se passe le plus de choses, la partie qui a en principe la double forme du roman à la française : le roman d’ascension sociale et le roman d’amour.

Le roman d’ascension sociale, on le trouve aussi en Angleterre ou en Allemagne, mais nous nous en sommes fait une grande spécialité, une loi internationale avec le roman d’amour, depuis le Moyen Âge.

Donc pour répondre à la question de Michel Crépu, ce roman social, c’est un roman social sans objet en quelque sorte, c’est-à-dire que le snob est un arriviste vide. Si on compare à un roman de Balzac, il y a toujours beaucoup d’arrivistes chez Balzac. Le type en est Rastignac. Mais ils veulent toujours quelque chose de tout à fait concret : une fortune, un rang social, une fonction dans l’État ou même une gloire littéraire comme Lucien de Rubempré, alors que Swann est un snob qui ne veut rien. Il veut juste être un membre de cette société spéciale, de cette haute société qu’est la société de cour, liée à la monarchie française, mais une société où il n’y a plus de monarque. Il ne faut pas oublier que l’action se passe vers 1880-85. Il n’y plus de souverain en France depuis dix ans seulement. Il y a encore de forts courants monarchistes, légitimistes ou bonapartistes. Il y en a même trop. Et tout le monde s’imagine qu’après tout il peut y avoir de nouveau un monarque. La République est un régime extraordinairement fragile. En tout cas on garde cette société de cour, en haut de laquelle se trouve la haute aristocratie, qui dans le roman est incarnée par la future duchesse de Guermantes, la princesse des Laumes, et par son mari. Puis il y a tous les degrés de l’aristocratie, comme la marquise de Saint-Euverte par exemple, qui représenterait une sorte de moyenne aristocratie puisque tout le monde dans cette société se méprise, la haute aristocratie méprise la moyenne ou la petite bien entendu. Pour ne pas parler de la bourgeoisie, qui est là aussi bien sûr, mais ce n’est pas une bourgeoisie qui est tout à fait balzacienne, ce n’est pas une bourgeoisie qui travaille. Ce n’est pas celle qui fait l’ascension de la République industrielle. Non, c’est une bourgeoisie qui vit de ses rentes, c’est une bourgeoisie qui ne travaille pas. M. Verdurin ne travaille pas et Mme Verdurin encore bien moins. D’ailleurs chez Proust, à part les domestiques, il n’y a pas une seule femme qui travaille. Très peu d’hommes travaillent aussi d’ailleurs, mais en tout aucune femme ne travaille. M. Verdurin, on l’apprendra 3 000 pages plus loin, a été critique d’art. Il a même probablement écrit des livres. On peut se demander d’après les brouillons s’il n’a pas fait un ouvrage sur Manet. D’où l’allusion sibylline, dans Un amour de Swann, à un grand artiste qui vient de mourir et dont M. Verdurin a parlé. Donc il y a cette bourgeoisie assez stérile finalement. Dans ma jeunesse on pensait que tout cela était inintéressant. « La peinture de ces inutiles m’indiffère assez », dit Bloch dans À la recherche du temps perdu. Beaucoup de gens pensaient ça à l’époque de la plus grande gloire de Sartre, lequel avait écrit que Proust était complice de la pression de la Commune. Le pauvre bébé qui venait de naître aurait bien été surpris s’il avait lu cette phrase… Mais maintenant, c’est quelque chose qui intéresse de nouveau. On voit des ouvrages de sociologie sur les riches. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon se sont fait une spécialité de ce genre de livres d’ailleurs, extrêmement intéressants. Les riches intéressent de nouveau, et par conséquent les Verdurin, bourgeois du parc Monceau, doivent nous intéresser aussi. Dans ces milieux, Proust a vu d’abord une occasion de comique. Proust, disait le duc de Gramont, était avec Mme de Noailles la personne la plus drôle de Paris. C’est pour ça qu’on l’invitait disait-il, ce n’était pas pour parler de son œuvre, mais parce qu’il amusait tout le monde. Et donc Proust voit là l’occasion de s’amuser. Il n’y a de comique que social. Comme a écrit quelqu’un, «le comique c’est toi et l’humour c’est moi». Le comique vise les autres, la 3e et la 2e personne, et l’humour souvent se vise soi-même.

Mais dans Un amour de Swann, ce sont les autres qui sont comiques. Et tout le monde est comique pour tout le monde. Swann, qui est en effet un habitué de l’aristocratie, ami du prince de Galles, débarque tout à coup chez les Verdurin, des moyens bourgeois qui ne sont pas très intelligents, pas très courtois, pas très polis, pas très bien élevés, avec de drôles d’invités dont nous reparlerons sans doute. Pour eux, Swann est un objet comique. Et les Verdurin le sont pour lui. Ce double échange, double contraste, double exotisme, fait l’attrait du roman. On se réjouit toujours de lire et relire les descriptions des dîners chez les Verdurin.

On s’amuse tout autant dans une soirée aristocratique comme celle de la marquise de Saint-Euverte. Et on s’amuse même lorsqu’on joue de la musique. Un des morceaux favoris du comique proustien, c’est la déception du public qui doit supporter la musique sans l’aimer profondément, mais en faisant semblant de l’aimer.

La bêtise est effectivement l’objet du comique. On le voit depuis Molière en tout cas. Or Odette n’est effectivement pas très intelligente. Mais elle a son univers culturel elle aussi, c’est ça qui est très profond. Elle a ses musiciens mais c’est Victor Massé ; elle a ses grands écrivains mais c’est Georges Ohnet, bien oublié aujourd’hui alors qu’il a été une gloire littéraire de la fin du XIXe. Donc elle a son petit monde, elle a ses peintres aussi qui ne valent pas grand-chose. Elle est contente comme ça et bien sûr elle a aussi ses hommes et l’argent qu’elle leur sous-tire.

On a ainsi une peinture d’un groupe social qui a désormais disparu, celui des demi-mondaines, des cocottes, des courtisanes comme on disait à l’époque, qui se perpétue dans les arts et notamment dans La Traviata. Et pour les lecteurs de Dumas fils également. C’est l’inventeur du mot « demi-monde » et donc de « demi-mondaine ». Ce monde se métamorphose mais cela peut garder une petite actualité autre qu’historique et sociologique.

Cette Odette est un personnage assez incompréhensible aussi. Par exemple, a-t-elle aimé Swann ? Une question qu’on se pose quand on lit le roman. Proust lui fait dire au Temps retrouvé quand elle est devenue une vieille dame, que Swann est le seul homme qu’elle ait véritablement aimé, en tout cas l’homme qu’elle a le plus aimé. Est-ce vrai, est-ce qu’elle se l’imagine, est-ce que Proust le croit ? On peut se poser tout un tas de questions sur cette affirmation. En tout cas, si elle l’a aimé, elle ne l’a pas aimé très longtemps. Cet amour n’a pas duré. Ce qui est intéressant, c’est que même si Odette n’est pas très intelligente, Proust met dans Un amour de Swann un peu de sa vie à lui. C’est-à-dire que les différents épisodes de la progression de l’amour de Swann pour Odette sont assez exactement ceux de l’amour de Marcel Proust pour Reynaldo Hahn, un amour qu’il a vécu pendant à peu près 18 mois. Et on trouve bien des épisodes dans les lettres extraordinaires de Proust à Reynaldo Hahn, qui sont dans Un amour de Swann : des rendez-vous au restaurant auxquels l’autre ne vient pas ; la scène du rez-de-chaussée illuminé, où on se demande si l’être aimé est là avec quelqu’un d’autre ou pas. Tout cela a été vécu dans les relations entre Proust et Reynaldo Hahn. Simplement, il y a un changement de sexe. Or Proust est un admirable peintre des femmes. Il adorait les femmes, à peu près comme un grand couturier aime les femmes. Il en parle étonnamment dès son enfance. Il les aime tellement, comme on voit aussi dans ses superbes lettres à Mme Straus et bien entendu dans les lettres à sa mère, que quand il veut entrer dans le domaine concret il n’y a plus que les garçons. Il les a fréquentées sans arrêt, et il en parle mieux que personne. Donc il a reconstitué Odette, il connaissait les demi-mondaines qui avaient eu des relations. Tous ces noms sont oubliés évidemment maintenant mais ils étaient très connus en 1890, notamment des membres du Jockey Club ou du Cercle de l’Union. Des noms comme ceux de Laure Heyman par exemple et aussi Liane de Pougy que vous voyez dans le Journal des Goncourt ; une extraordinaire histoire de Meilhac, l’auteur de tant de livres et d’opéras, de pièces, de romans, payant 5 000 francs or à Liane de Pougy simplement pour la voir sans vêtement, parce qu’il fallait payer beaucoup plus si on voulait aller plus loin.

Donc tous ces types de personnages se trouvent dans la littérature de l’époque. On peut parler de la Nana de Zola qui est un personnage très inférieur socialement à Odette. Donc on retrouve tout ça, et on retrouve les amours proustiennes. D’ailleurs Proust lui-même écrit un jour à Lucien Daudet, qui succéda dans ses affections à Reynaldo Hahn, « avec moi ça ne dure que 18 mois ». Et effectivement si on essaie de reconstituer la liste impressionnante des jeunes gens que Proust a aimés, on en trouve 25, 30, 35 assez facilement.

Donc qui est Swann ? Chacun le chuchotait quand le livre est paru, dans les milieux autorisés. Assez étonnement, tout le monde a reconnu Charles Haas, qui ne disait rien à personne s’il n’y avait pas Proust bien sûr. Donc Charles Haas était un homme du monde, auquel Proust a enlevé le peu qu’il avait. Charles Haas avait tout de même été inspecteur général des Monuments historiques, poste auquel il avait été nommé par Mérimée d’ailleurs. C’était un grand collectionneur et il avait écrit des articles, notamment dans La Vie parisienne. On aimerait d’ailleurs lire ces articles, que quelqu’un un jour reconstitue l’œuvre de Charles Haas. Henri Raczymow a fait un livre sur lui, pas très respectueux mais amusant, qui s’appelle Le Cygne de Proust. Donc cet homme avait fasciné Proust, qui pourtant ne l’avait jamais rencontré. Il l’avait peut-être vu deux ou trois fois. Et puis il a vu le tableau. Mais Proust avait tout compris là aussi, il savait que quand le tableau apparaît dans À la Recherche du temps perdu, c’est parce que sa photo est dans le journal L’Illustration. Et Proust disait à Charles Haas, si on se souvient encore de vous maintenant, c’est parce qu’un petit garçon que vous méprisiez aura un jour parlé de vous. Et vous connaissez ce tableau qui s’appelle Le Cercle de la rue Royale par James Tissot, qui se trouve maintenant au musée d’Orsay. On paie Tissot pour peindre les membres de l’Union puis on tire au sort le tableau. Et le tableau est gagné par le Baron Hottinguer, banquier. Sa famille le vendra beaucoup plus cher au musée d’Orsay.

Dans ce tableau, vous voyez un certain nombre de membres de ce cercle, dont certains Proust parle ou auxquels il fait allusion, comme le général de Galliffet par exemple. Et à droite, comme en dehors, avec un chapeau haut de forme sur la tête, Charles Haas. Pourquoi en dehors ? C’est parce qu’il est juif et que tout à coup Tissot avait voulu montrer qu’il n’avait pas été tout à fait intégré à ce cercle, ou parce que lui-même pensait à autre chose, ou se sent plus intelligent que tous ces autres gens qui sont là, vautrés dans leur fauteuil, un cigare à la main. On peut se poser la question. En tout cas on a une image de Swann authentifiée par Proust dans ce tableau. Charles Haas était d’ailleurs très beau, d’après les photos qu’on a.

Il aura une fille et il avait une compagne espagnole. Ce qui explique que dans certains brouillons, le personnage d’Odette s’appelle Carmen. Proust n’a pas trouvé tout de suite le prénom d’Odette.

Swann était donc un personnage certainement très fascinant dans la vie, mais dans l’œuvre aussi, tout le monde l’aime alors que Proust lui-même fait des réserves. Dans ses lettres il dit « Ne croyez pas que c’est le personnage principal du livre, ne pensez pas que c’est son histoire que je veux raconter ». Swann est un anti-Proust. Swann est un homme qui craignait d’être. Non pas pour la vie mondaine, parce que ça il le lui enviait au début de sa vie, mais pour l’œuvre. C’est-à-dire que Swann était finalement, comme le dit très bien un bon roman de Zénaïde Fleuriot, un « fruit sec ». L’oncle de la famille qui est célibataire et qui ne fait rien de sa vie, un fruit sec disait-on en 1900. Donc Proust craignait de ne pas arriver à écrire. Il y avait un autre personnage qui le fascinait dans la littérature, c’était dans Middlemarch de George Eliot, le personnage de Monsieur Casaubon qui entasse les fiches en disant qu’il va écrire une œuvre de génie, et il s’enferme dans sa bibliothèque où il ne faut pas le déranger. Et puis, quand il meurt, on s’aperçoit qu’il n’y a que des papiers en désordre. Alors Proust écrit « Je crains de n’être qu’un pauvre M. Casaubon sans œuvre, sans rien. »

Donc Swann c’est ça, c’est son envers, ce qu’il aurait voulu être sans doute car il sait très bien qu’il ne sera jamais admis dans la haute société que pourtant il fréquente et qui l’invite. Mais comme disait méchamment un duc quelconque, « on l’invite quand il y a trois cents personnes, pas quand il y en a dix ».

C’est donc pour lui une sorte d’homme à envier, puis de repoussoir. Et puis il y a tout de même aussi un trait très important, c’est l’esprit. La conversation de Swann, comme celle de la princesse des Laumes et du duc de Guermantes, Proust essaie de montrer une forme d’ironie quasiment historique, qui pour lui a d’ailleurs une origine littéraire : c’est Saint Simon. Des deux ou trois écrivains qu’il aimait le plus, Proust écrit qu’il y a quelque chose qui le fascine chez Saint Simon, c’est l’esprit des Mortemart Or Saint Simon ne dit jamais en quoi consiste l’esprit des Mortemart, famille ducale à laquelle appartenait Mme de Montespan, qui avait un esprit extrêmement ironique et quelque chose d’un peu diabolique.

Donc il veut, dit-il, créer une forme d’esprit qu’il expliquera, alors que Saint Simon n’explique pas. Pour combler en somme une lacune des Mémoires de Saint Simon. Il invente ainsi l’esprit que Swann a, étonnamment. Cette manière de dire, quand on montre un tableau à Swann et qu’on lui demande « à qui l’attribuez-vous ? » et qu’il répond « à la malveillance ».

Proust n’inventait pas forcément, il entendait des mots, il les notait, il les replaçait dans la bouche de ses personnages. Des mots que vous pouvez retrouver parfois dans les mémoires de l’époque 1900, comme les mémoires passionnantes d’André de Fouquières. Comme ces mots d’Emery de La Rochefoucauld que Proust prête au duc de Guermantes. Mal placé à table, le comte de La Rochefoucauld dit : « est-ce qu’on sert de tout là où je suis ? ». Ce genre de mots enchantait Proust. Il les notait et les replaçait dans la bouche de ses personnages.

Donc il y a un peu tout ça dans Un amour de Swann, et il y a aussi un point fondamental, c’est que c’est un roman sur les arts. C’est un roman sur la peinture, sur la musique. Sur la musique, tout le monde le sait, puisque c’est là que se trouvent les pages immortelles sur la sonate de Vinteuil. Entendue plusieurs fois, décrite avec un art exquis, puisqu’à chaque fois c’est comme une autre audition, une autre sonate qu’on entend.

Proust s’en est expliqué lui-même dans une dédicace à Jacques de Lacretelle, qu’il rédige non pas en 1913 mais en 1918, sur un exemplaire qui a du reste disparu, spolié pendant la guerre, pris chez Alexandrine de Rotschild. Donc il s’en explique, de cette sonate. Vous connaissez tous ces textes, puisque maintenant nous avons à peu près tous les deux jours un concert Proust : Fauré, Saint-Saëns, etc. Et il y a d’autres morceaux que Proust donne comme clés. Une chose ravissante de Schubert, dit-il - allez savoir ce qui n’est pas ravissant chez Schubert, allez savoir quelle est cette œuvre -, une page de Schumann, l’intermezzo du Carnaval de Vienne, un morceau de Wagner... On se demande s’il ne se moque pas un peu de Lacretelle et de sa naïveté en énumérant tous ces morceaux complètement inconciliables.

Et puis alors il y a la peinture, qui est tout à fait passionnante parce que les peintres dont parle Proust ne sont pas forcément, à l’époque, les plus connus. Bien sûr, il y a Vermeer. Il faut savoir qu’on avait peu écrit sur Vermeer. Vermeer était un peintre qui avait complètement disparu et qui est réhabilité par un critique qui s’appelle Thoré-Burger, sous le Second Empire, dans trois articles de La Gazette des beaux-arts. Ensuite il fait l’objet de très petites monographies, dans une collection que Proust lisait avec passion, celle des peintres célèbres chez l’éditeur Laurens. Il y a un premier volume d’Ernest Havard, critique qui était à l’époque connu, en 1886, et puis un deuxième au début du XXe siècle. Il n’y a pas grand-chose finalement. Et Proust le découvre en allant en Hollande avec Bertrand de Fénelon en 1902, à 30 ans.

Et puis il y a quelques italiens. Botticelli évidemment, puisque Odette ressemble à un Botticelli très précis, la fille de Jéthro, sur une fresque de la Chapelle Sixtine, Le Jugement dernier : à gauche, on voit la fille de Jéthro, c’est-à-dire la femme de Moïse ou plutôt sa fiancée. Et donc Proust n’avait pas du tout conçu Odette comme ça. À l’origine Odette était plutôt une grosse dame russe à l’image de Mme de Bénardaky, la mère du modèle de Gilberte Swann. Et puis ensuite elle devient espagnole, probablement parce que Proust s’aperçoit que Charles Haas a une compagnie espagnole, et finalement elle change complètement de physique et elle devient un Botticelli fin, délicat, maladif, éthéré. Et au fond c’est beaucoup plus intéressant car elle a le physique contraire du métier qu’elle exerce. Elle n’a pas du tout l’air d’une demi-prostituée. Il y a un contraste très très fort. Et en plus, double jeu, elle n’a pas non plus le genre de Swann, qui n’aime que des ouvrières un peu potelées. C’est d’ailleurs des sortes d’amours ancillaires permanentes. Cette Odette-là renvoie à Botticelli. Proust connaît Botticelli parce que quelqu’un le remet à la mode lui aussi : c’est Ruskin évidemment. Dans ses Matins à Florence remet Botticelli à la mode, comme toute la peinture préraphaélite. C’est de là que vient la fameuse école de peinture. Raphaël c’est, comme vous le savez tous beaucoup plus tard que Botticelli. On se demande même d’où vient le nom Botticelli, qui signifie « petit tonneau » en italien et qui n’est qu’un surnom. Il n’y a pas que lui, il y a un peintre assez méconnu qu’est Mantegna. Proust adorait Mantegna et il y a plusieurs de ses tableaux qui sont évoqués dans Un amour de Swann.

Alors il faut se demander comment Proust parle de la peinture. Il n’en parle jamais de manière pédagogique ou lourde. C’est dans des images, dans des comparaisons, parfois même dans des plaisanteries. Un personnage tout à coup, un valet de chambre, ressemble à Mantegna. Donc ça n’a plus rien de pédant. C’est nous qui sommes pédants en allant rechercher quel Mantegna, dans quel livre il l’a trouvé.

Ou bien encore on apprend que le Docteur du Boulbon ressemble à un portrait d’homme du Tintoret. Certains disent qu’il y a trop de portraits d’hommes du Tintoret pour qu’on puisse l’identifier, mais pas du tout. Au Louvre, il n’y en a qu’un, c’est un autoportrait du Tintoret. Et dans le livre de cette collection que Proust lisait, il y a un seul portrait d’homme, c’est cet autoportrait qui est reproduit là. Donc en voyant la gravure, Proust s’est dit : il n’y a pas de doute, c’est du Boulbon ! Si nous voulons avoir une idée de la façon dont Proust imaginait du Boulbon, achetez pour 15 € sur Internet un ouvrage de 1806 et retrouvez page 47 le portrait du Tintoret que de toutes façons on peut voir au Louvre. Mais au Louvre, qui se souvient de l’autoportrait du Tintoret ? J’avoue à ma grande honte que je ne m’en souvenais pas du tout. Et pourtant, c’est l’un des plus grands peintres de l’histoire de la peinture.

Pour ce qui est de Mantegna, ce qu’il y a de très intéressant, ce sont les images employées par Proust, quand il dit que certains personnages ont l’air de l’accouplement d’un homme avec une statue de marbre. Il met à la fois le doigt sur un des traits de Mantegna qui est sa fascination pour la sculpture grecque, son désir de donner à ses personnages quelque chose qui est en marbre. Et il retrouve un fantasme baudelairien, celui de faire l’amour avec une statue, et enfin un fantasme qui sera celui de tous les collectionneurs de marbre, comme Montherlant, Roger Peyrefitte, etc., un goût particulier pour le marbre, qui a quelque chose de très étrange, comme s’il figeait tout à coup ces beaux jeunes gens dans une attitude merveilleusement dénudée.

Donc il y a Mantegna, et il n’y en a pas beaucoup d’autres finalement, mais c’est suffisant, parce que c’est original, c’est symbolique, ce n’est pas pédant. Et parce qu’il y a Elstir. Ce personnage d’Elstir, nous ne le connaitrons pas du tout dans Un amour de Swann. Il apparaît sous les traits ridicules de M. Biche ou M. Tiche parfois. C’est un surnom dont nous ne connaitrons pas l’origine. Nous devinons que c’est un peintre. Mais il n’est pas invité à cause de ses tableaux, plutôt malgré ses tableaux. À un moment, M. Verdurin dit qu’il n’aime pas du tout les « têtes bleues et jaunes » d’Elstir. C’est vers la fin du roman. Ces « têtes bleues et jaunes », ce sont probablement celles de Monet, qui a peint beaucoup femmes, pas simplement des paysannes, et ses têtes sont souvent bleues et jaunes justement. L’aspect très vulgaire de ce peintre, Proust l’emprunte à des tas de gens mais peut-être plus probablement à un peintre qu’il a connu et admiré sur la côte normande, Édouard Vuillard, qui s’exprimait comme beaucoup de rapins, avec des mots plutôt grossiers. Et c’est ça qui frappe Proust. Il donne ses traits à Elstir. Mais le grand peintre ne sera révélé que dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, quand nous verrons aussi, dans le séjour à Balbec, qu’il a peint un portrait d’Odette dans sa jeunesse sous les traits d’une certaine Miss Sacripant, personnage de revues. Donc voilà pour la peinture et la musique.

Quant à la littérature, elle n’est finalement pas présente, parce que Bergotte n’est pas là. Et c’est lui qui va représenter le grand écrivain. Mais ce sera dans le volume suivant, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, quand nous ferons de nouveau un saut en avant de 20 ans, quand nous nous retrouverons dans le temps véritable d’À la recherche du temps perdu, après ce retour en arrière qui se termine bien et mal, un peu comme un roman de Flaubert. L’Éducation sentimentale se termine par l’évocation d’un passage au bordel, et l’un des hommes dit à l’autre : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! ». Donc quand Swann dit « j’ai failli mourir pour une femme qui n’est pas mon genre», c’est aussi un mot à la Flaubert. Beaucoup plus que le « à nous deux » de Balzac triomphant du Père Goriot.

Un auditeur : Qu’est ce qui justifie une nouvelle édition d’Un amour de Swann ? C’est l’appareil critique qui s’est enrichi ?

Jean-Yves Tadié : J’ai tout à coup eu envie de le faire. Cet aspect de roman d’amour, dont on n’a pas du tout parlé en réalité, m’intriguait tout de même. Comment Proust parle-t-il d’amour, comment est-ce que nous l’éprouvons, est-ce que ça nous choque au contraire ? Il y a ces questions-là que je voulais me poser, et puis effectivement il y avait des points que je voulais éclairer. Par exemple, il y a un moment où un personnage dit à l’autre : « tiens ils ont la table en mosaïque sur laquelle a été signé le traité de… ». Voilà le genre de choses qui m’intriguait. Je sais qu’on peut bien vivre sans avoir la réponse. Néanmoins, ça commençait à devenir difficile pour moi. Et il se trouve que par une chance inouïe, visitant le château de Breteuil, j’ai vu une table en mosaïque sur laquelle avait été signé le traité de Teschen entre l’Autriche et la Prusse. Il n’y a pas de doute, c’était cette table. Or Proust n’avait mis que des points de suspension par une forme de délicatesse pour ne pas avoir l’air trop pédant ou pour peut-être ne pas inviter à cambrioler le Marquis de Breteuil que Proust connaissait et qui est l’un des modèles également de Saint Loup. Au château de Breteuil, il y a du reste une chambre de Proust avec un mannequin de cire, et Proust y aurait corrigé les pages de ses cahiers.

Pour la peinture par exemple, il y a quelque chose que je n’ai pas trouvé. Proust parle d’un personnage qui ressemble à un sacristain de Goya. J’ai vainement cherché un sacristain dans l’œuvre de Goya mais je n’ai pas trouvé. L’énigme reste entière. D’autres questions comme ça : où a-t-il trouvé telle ou telle chose ? Le savoir de Proust est souvent très impressionnant dans tous les domaines et parfois même il devance son temps. Donc c’est à ce genre de questions que je voulais répondre. À la fois, il sait tout, mais on ne s’en rend pas compte, parce que c’est toujours glissé comme on vous met un papier dans la poche, à la faveur d’une image, d’une plaisanterie. Ce ne sont jamais, contrairement à d’autres, à Balzac ou à Zola, de grands exposés. Donc je voulais retrouver tout cela, voir s’il y avait encore des choses qui n’avaient pas été trouvées. Et il en reste encore que d’autres pourront trouver.

Puis il y a la question de l’interprétation. Qu’est-ce que c’est que cet amour de Swann. Pourquoi ça ne marche pas ? Pourquoi est-ce que chez Proust l’amour ne marche jamais ? L’amitié non plus. Dans un texte inédit, qui sera bientôt publié, Proust très jeune, répondant à une question, dit : « Je ne crois pas à l’amitié, je crois aux amis ». C’est un homme qui a eu des dizaines d’amis sans croire à l’amitié. En réalité c’est une pose, alors qu’au fond il ne dit jamais qu’il ne croit pas à l’amour. C’est ça qui est très curieux. Pourquoi ne croit-il pas à l’amitié ? Je ne l’ai pas encore bien compris.

Charles Méla : Dans cette préface toujours ciselée comme un orfèvre, il y a un point qui m’a un peu intrigué, c’est la question du cygne. Vous dîtes que le cygne est réservé à la duchesse de Guermantes. Rien du côté d’Odette, du Lac des cygnes si je puis dire ?

Jean-Yves Tadié : Cette histoire de cygne a évidemment beaucoup intéressé les commentateurs, comme il est question de Wagner, puisque même les Verdurin vont à Bayreuth. On n’a pas parlé de la culture des Verdurin, qui est différente de celle d’Odette, c’est ça qui est très subtil en même temps. Elle est plus relevée tout de même, mais avec des trous. Ils vont à Bayreuth mais certainement par snobisme. Bien sûr il y a le cygne de Lohengrin. Les commentateurs ont souvent espéré que ce pourrait être le beau jeune homme débarquant sur son cygne au milieu des Verdurin. En réalité, Proust s’en explique tardivement, lorsqu’un monsieur Harry Swann lui écrit en 1920 pour protester contre l’utilisation de son nom. Sept ans plus tard, il s’est aperçu que Du côté de chez Swann, c’était son nom. Il proteste, et c’est tout juste s’il ne demande pas réparation en justice. Et à ce moment Proust répond qu’il n’a absolument pas pensé au cygne, qu’il a pensé simplement aux sonorités du nom, un nom d’ailleurs assez commun, puisqu’il y avait même une marque de stylo Swan. Donc il lui dit qu’il a été sensible aussi à la sonorité de la voyelle, qu’il n’entend pas d’ailleurs comme celle de Rimbaud et plutôt le contraire - l’une doit être noire et l’autre blanche. C’est à cause de Rimbaud finalement qu’il prend le nom de Swann dit-il - mais peut-être qu’il ne dit pas la vérité -, et non pas à cause de Wagner. C’est un nom qui était tout de même répandu, un peu anglais, un peu allemand et un peu exotique, qui devait séduire. Puis il y avait la mauvaise façon de le prononcer, comme un certain personnage du roman (Svann au lieu de Swann) et ainsi de suite. Donc Proust dit : non, ce n’est pas Wagner, lui qui parle beaucoup de Wagner par ailleurs. Je signale que Charles Méla ici présent a fait une superbe édition du manuscrit d’Un amour de Swann, dans un exemplaire tiré à petit nombre. On y apprend des tas de choses dans ce manuscrit. Notamment que toutes les allusions à Nice ont été rajoutées tardivement après ce manuscrit, parce que Proust vivait une passion pour Agostinelli, qui était niçois. Et donc par une sorte d’incarnation discrète d’Agostinelli dans le roman, Odette devient tout à coup niçoise. Proust adorait ce genre de choses. Combray va passer de la région de Chartres à la région de l’est de la France, parce qu’il faut que les Allemands puissent l’occuper. Et comme les Allemands ne sont pas allés à Chartres – heureusement –, qu’à cela ne tienne, on va mettre Combray à l’est de Paris…

Jean Canavaggio : Swann était-il mystique ?

Jean-Yves Tadié : À vrai dire, une très grande critique, Claude-Edmonde Magny, un peu oubliée aujourd’hui, qui a fait en 1948 une superbe Histoire du roman français dont le tome I seulement est paru au Seuil, a fait un chapitre qui s’appelle « Swann le Baptiste ». Et son idée est la suivante : Swann, par rapport au narrateur, c’est Jean-Baptiste par rapport à Jésus. Swann annonce le narrateur. Il est artiste, il est amoureux, il a une sorte de vocation mais il ne va pas jusqu’au bout. Ça ne veut pas dire qu’il est mystique, loin de là, c’était plutôt un homme de la chair. Mais en même temps, il y a quelque chose de religieux dans la comparaison de Claude-Edmonde Magny.

Un auditeur : L’œuvre de Proust a été longuement commentée, disséquée. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de dénaturation de l’œuvre première de Proust, c’est-à-dire que le commentateur injecte son propre vécu et sa propre vision de l’œuvre et s’éloigne de l’intention première du créateur qu’est Proust ?

Jean-Yves Tadié : Oui, mais cela n’a jamais été pire qu’au début. Les plus mauvais commentaires sont parus en 1913. C’était déjà dénaturé. Alors, c’est une grande question, mais aucune œuvre ne peut vivre sans commentateur. Imaginez un livre dont personne n’aurait jamais parlé. C’est une chose terrible. Ça existe bien sûr hélas ! Un livre a besoin de cette couche de commentaires. Chaque génération a une vision différente, non seulement de la vie, de la société, de la politique, mais aussi de la littérature. Le Proust de 1920 ne peut pas être celui de 1945. Et nous ne pouvons plus avoir celui des années 1970, qui était un Proust structuraliste, etc.

C’est toujours un danger de ne pas lire un bon commentaire d’une œuvre, c’est vrai aussi des évangiles, du Coran, qui ont aussi des commentaires faussés.

Je crois que ces commentaires sont une bonne chose et après ça le lecteur fait la part des choses, sorte de dialogue entre l’œuvre et le commentaire critique.

Michel Crépu : Ce qui permet aussi de faire le lien avec cette question mystique que monsieur a soulevé tout à l’heure. Ce n’était pas tout à fait une fantaisie de ma part, dans la mesure où il y a au moins un point commun entre le snob, le dandy et le mystique, c’est toujours une expérience de malentendu avec le langage. On arrive jamais à vraiment coïncider avec son objet. De même que le mystique n’arrive jamais à nommer Dieu comme il le voudrait, comme Dieu le réclamerait, le snob est toujours en recherche d’une nomination juste, exacte et parfaite, dans la plénitude du langage. Voilà, c’était ça l’idée.

Une auditrice : J’aimerais savoir quelle est votre position sur la théorie de Gilles Deleuze dans Proust et les signes, au sujet notamment de la bisexualité généralisée des personnages d’À la recherche du temps perdu. Vous avez récusé sa thèse dans Proust et le roman et j’aimerais avoir plus d’explications.

Jean-Yves Tadié : D’une part, je considère que le livre de Deleuze est l’un des plus beaux livres qu’on ait écrit sur Proust et même un très beau livre en soi. Cette idée de Proust et les signes est absolument passionnante et en plus, il a traité ça en très peu de pages. Preuve qu’il n’y a pas besoin d’être long pour être intelligent. Donc c’est un livre merveilleux.

Je ne suis pas entièrement d’accord avec ce qu’il dit de la sexualité. Bisexualité généralisée ? Oui, au sens où Freud le pensait aussi. Mais ce n’est pas toujours affirmé dans les textes de Proust. On peut toutefois considérer que c’est une idée profonde. Encore faut-il accepter la distinction que fait Proust entre les homosexuels et les hétérosexuels. Même s’il s’agit d’un même amour, à la fois pour Proust mais aussi pour tout le monde, il faut accepter que Mle de Vinteuil et son amie soient différentes ou que Charlus et Morel soient différents. On ne peut pas dire que tout ça c’est pareil. Swann n’est pas homosexuel, c’est d’ailleurs un personnage moins intéressant que Charlus. Beaucoup moins riche, beaucoup moins puissant. Donc cette bisexualité, elle est chez tout le monde, elle est peut-être donc aussi chez Proust, mais elle a besoin de distinction. Ou plus exactement Proust a besoin de distinction pour construire son œuvre. Et notamment pour construire son admirable préambule de Sodome et Gomorrhe.

Un auditeur : On dispose uniquement de quinze photos de Marcel Proust, dont la photo avec les cheveux grisonnants. Est-ce que Marcel Proust n’aimait pas son corps ? Peut-être qu’il n’avait pas envie d’être pris en photo parce qu’il y avait quelque chose dont il avait presque honte ?

Jean-Yves Tadié : Je ne crois pas. Remarquez que les photographies s’arrêtent à la mort de sa mère. Il ne veut pas vieillir. Et je pense qu’il veut rester pour toujours ce jeune homme qu’elle avait connu et aimé et que Jacques-Emile Blanche avait à mes yeux fort mal peint dans le célèbre portrait. Il n’était donc pas du tout contre la photo, et il y a même eu une querelle très violente avec ses parents à propos de la photo sur laquelle il est assis comme un gros chat sur un fauteuil, contemplé amoureusement par Lucien Daudet et Robert de Flers. Il est allé chercher un premier fichier et ses parents lui ont interdit d’aller chercher les autres photos. Ça a été cette scène effroyable décrite dans Jean Santeuil, où il casse un vase de colère. Donc il y avait ces photos et en plus ces photos cartes de visite, qui étaient à la mode à l’époque. On faisait tirer sur un petit carton les photos qu’on donnait aux gens. Proust cherchait à avoir les photos des autres, notamment des femmes, mais celles-là il n’arrivait jamais à les obtenir, parce que ça ne se faisait pas pour une dame de donner sa photo à un monsieur. Donc il n’a jamais pu par exemple avoir la photo de la comtesse Greffulhe, alors qu’il a cherché à l’obtenir par tous les moyens, (les parents, la famille). Je crois que la vraie raison, c’est qu’il voulait rester ce jeune homme qu’il avait été, sur un certain nombre de clichés. Les gens n’avaient pas d’appareils en ce temps-là donc c’était plus compliqué. On allait chez le photographe, c’était cher... Et cette photo mystérieuse où il sort, dit-on, du musée du Jeu de Paume, avec un chapeau et une canne à la main, c’est vraiment un mystère. On ne sait pas qui a fait cette photo. Jean-Louis Vaudoyer, avec qui il se trouvait, n’en parle pas. Jacques Guérin, le grand collectionneur qui connaissait admirablement tout ce monde, prétendait que d’après la marque du chapeau, ça ne pouvait pas être cette époque-là. Je ne suis pas juge sur ce point. Donc cette photo, qui est très différente des autres, reste un mystère, d’autant plus qu’on est surpris que Proust ait accepté de se faire photographier alors qu’il dit avoir failli ne pas aller à cette exposition car il était très malade. Donc vous avez raison, cette photo est très bizarre. Et puis il y a la photo sur le lit de mort, une photo de Man Ray, que l’on connaît aussi bien sûr.

Un auditeur : Pour recouper un petit peu la question sur les commentaires après la mort de Proust, vous avez évoqué la période structuraliste de la critique proustienne, et je voulais savoir si, selon vous, il y avait eu un passage dans un purgatoire de Proust, entre sa mort et l’époque de Roland Barthes ?

Jean-Yves Tadié : Oui, à mes yeux ce purgatoire est entre la fin des années 1920 et 1949/1952 ou 1954. Vers 1930, les gens commencent à se lasser de Proust. Son premier biographe, qui était Léon Pierre-Quin, lui-même écrivain, poète et qui avait connu Proust, écrit un texte qui s’intitule Proust 10 ans plus tard. Il dit que tout compte fait, Proust ce n’est pas si fort que ça, on s’est bien trompé. On voit ça aussi chez Cocteau, un peu plus tard, dans le journal de Cocteau que Gallimard publie aujourd’hui. « Proust, dit Cocteau, je ne comprends pas comment j’ai pu l’aimer tellement, ce n’est pas si bien que ça ». André Gide, spécialiste des virevoltes, commence par ne pas l’aimer puis l’aime à la folie, et puis aussi finit par dire que tout compte fait ce n’est pas un génie du tout. C’est aggravé par la publication de la correspondance générale chez Plon. On commence par les lettres à Robert de Montesquiou et celles à la comtesse de Noailles, qui sont extrêmement riches en compliments. Et on dit : tout compte fait, c’était un flagorneur, un snob, c’est terrible, comment a-t-il pu aimer ces gens-là ? L’œuvre de Montesquiou ne vaut rien et il l’accable de compliments. Et avec la comtesse de Noailles ce n’est pas mieux. Etc. Donc ça fait beaucoup contre lui, de 1930 à 1936. Arrive une génération qui est celle des hommes d’action, comme Malraux, ou qui fait semblant de l’être, comme Sartre. qui n’aime pas du tout Proust. Il faudra attendre 1949 et la publication par André Maurois de son très beau livre, À la recherche de Marcel Proust, à la fois un jeu de mots mais qui montre bien qu’il faut aller le chercher, qu’il n’est plus là. Et à ce moment-là, ce livre est un succès. Il se vend très vite à 100 000 exemplaires. Et ensuite Bernard de Fallois, dont je salue la mémoire, publie en 1952 Jean Santeuil, préfacé par Maurois chez Gallimard, et en 1954 Contre Sainte-Beuve. Ces ouvrages ont un très grand succès. Et ensuite ce sera la Pléiade de Pierre Clarac et André Ferré. Il faut se demander : pourquoi ce succès ? Ce n’est pas dû aux textes eux-mêmes seulement, car À la recherche du temps perdu était beaucoup mieux. C’est probablement que dans un pays comme la France, où on se lasse très vite de tout le monde et de tout, on en avait déjà assez de l’existentialisme, de l’engagement, de la politique. Et il y avait une nouvelle école qui apparaissait, appelée le nouveau roman, qui était soucieuse avant tout de forme, de technique, et qui justement aimait Proust, virtuose de la technique. Et voilà que l’on trouvait dans le passé, chez ce Marcel Proust, une sorte de précurseur du nouveau roman. Donc voilà, on a recommencé à l’aimer et puis ça n’a plus cessé après. Surtout que les pays étrangers s’y sont mis aussi, la Chine, le Japon, la Russie, l’Espagne...

Il y a eu tout de même cette période de purgatoire dont certains grands écrivains ne sont pas encore sortis eux encore, notamment ceux nés en 1900/1910. Je pense aussi à Roger Martin du Gard, né plus tôt, prix Nobel de littérature mais qu’on ne lit plus beaucoup. Proust, lui, s’est sorti de ce purgatoire.