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Interview de Christine Bénévent

Comment peut-on expliquer le choix du titre À la lumière d’hiver ?

Il y a deux lectures possibles de « À la lumière d’hiver » : soit un complément de lieu, soit une adresse, une dédicace. Je pencherais pour la première option.

On peut souligner l’importance de la lumière chez Jaccottet, perceptible dès les premiers recueils. Elle est associée à la transparence, à l'effacement du sujet, à une forme d'euphorie, de confiance. C’est une lumière enveloppante, rassurante, qui fait pièce à la mort. Dans "Le livre des morts", ensemble de poèmes qui constitue la dernière section du recueil L'Ignorant (1958), on peut lire un quatrain que je trouve très beau, même si Jaccottet l'a désavoué par la suite :

Au lieu où ce beau corps descend dans la terre inconnue

Combattant ceint de cuir ou amoureuse morte nue

je ne peindrai qu'un arbre qui retient dans son feuillage

le murmure doré d'une lumière de passage... (Poésie, « Poésie / Gallimard », p. 91)

Cette lumière dorée, chaleureuse, et son évocation par le poète, offriraient comme une couverture réconfortante que l'écriture serait chargée de tisser. C'est ce que dit aussi l'avant-dernier poème de Chants d'en bas :

«Écris (...)

vite, franchis cette distance avec ta main,

relie, tisse en hâte encore, habille-nous,

bêtes frileuses, nous taupes maladroites,

couvre-nous d'un dernier pan doré de jour,

comme le soleil fait aux peupliers et aux montagnes.» (p. 62-63)

Je pourrais citer bien d'autres exemples, ne serait-ce que le dernier poème de Chants d'en bas, qui tisse de façon complexe trois sortes de lumières (p. 64).

Mais si je m'en tiens au recueil qui porte ce titre, il faut aussi tenir compte du complément du nom "hiver". Il est sans doute lié au moment de l'écriture, puisque la note finale (liminaire dans l'édition Folioplus) précise que la plus importante période de rédaction, malgré des ébauches dès 1974, se situe entre novembre 1975 et janvier 1976. Ce complément, qui particularise une forme de lumière, confère cependant une froideur, une nudité à celle-ci - et je suis tentée de l'associer à la progression de la mort, à la conscience du vieillissement, du risque de stérilité poétique, chez Jaccottet. C'est perceptible par exemple dans le poème intitulé "L'hiver" dans le recueil L'Ignorant (Poésie, p. 61-62). Les deux derniers vers expriment cependant un espoir, de même que dans l'évocation que l'on trouve dans "Le livre des morts" :

«L'amandier en hiver: qui dira si ce bois

sera bientôt vêtu de feux dans les ténèbres

ou de fleurs dans le jour une nouvelle fois ?

Ainsi l'homme, nourri de la terre funèbre.» (Poésie, p. 92)

Le poème liminaire d'À la lumière d'hiver dit à la fois cet espoir et le doute, la confiance fragile, précaire (voir p. 69-70).

En quoi la poésie de P. Jaccottet est-elle musicale ?

C’est une question difficile. On note une présence indéniable de la musique, ne serait-ce que par les titres "chants d'en bas" et "leçons". Ce dernier terme renvoie certes à une forme d'enseignement, mais aussi, comme le rappelle l'étymologie lectio, au rituel religieux et au chant qu'il implique. Les "leçons" font donc signe vers ces textes qui étaient lus ou chantés aux offices nocturnes, en particulier ce qu'on appelle les « leçons de ténèbres », rituel de lamentations s’inscrivant dans la liturgie de la Semaine Sainte et qu’on a pu rapprocher des invocations aux dieux égyptiens pour protéger la barque des morts. Plusieurs compositeurs ont ainsi composé, à partir des textes chrétiens, des "leçons de ténèbres": Delalande, Charpentier, Couperin - dont Jaccottet loue les "leçons" dans une lettre de 1965. Ces titres invitent à entendre cette poésie comme un chant " psalmodié à deux doigts au-dessus de la terre" (c'est ainsi que Jaccottet définit ce qu'il appelle ses "poèmes-discours"), un chant discret, timide, mais un chant.

En même temps, surtout dans la section "Parler" de Chants d'en bas, on a affaire à des textes qui ne cessent de dire l'éloignement, l'exil du chant, et d'y réfléchir sur un mode qui semble plus rhétorique que poétique. Ainsi le premier poème (p. 41) :

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,

en règle générale, est risquer peu de chose (...)

tous les mots sont écrits de la même encre,

"fleur" et "peur" par exemple, sont presque pareils (...)

Cet exil semble lié à l'épreuve de la mort, de la douleur, qui confère une autre valeur aux mots: le "feu", dont on fait volontiers "matière à poème", peut aussi être "autre chose", (p. 44) "ce qui empêche de parler en autre langue que de bête". Ainsi, « ce qui eut nom chanter jadis" est opposé à la parole, au discours bavard.

De fait, si l'on essaie de lire ces poèmes, on est frappé par le travail de la rupture, de la discordance qu'ils révèlent par moments (voir en particulier les modifications apportées aux poèmes de Leçons).

En même temps, on trouve dans ces recueils des poèmes d'apaisement, où l'on perçoit davantage une harmonie, une musicalité (voir "Toi cependant...", p. 34), qui nous rendent aussi attentif à l’importance des silences.

J'ajouterai que le recueil suivant, Pensées sous les nuages, accorde une place croissante à la musique, qui semble venir remplir le vide laissé par la lumière que le poète ne perçoit plus aussi bien (voir notamment l'avant-dernière section du recueil, dédiée à Henry Purcell). "Musique. Première image qui me vienne: d'une barrière de paille, de notes, dressées contre le vide, l'ennemi" (in La Semaison). Jaccottet renoue alors avec la poésie de L'Ignorant, où le travail sur le son, la rime, le rythme, les harmonies, était plus sensible.

Peut-on parler de lyrisme pour définir la poésie de P. Jaccottet ?

Le lyrisme est une notion compliquée, et on ne peut répondre à cette question sans l'avoir préalablement définie... et avoir constaté que la définition n'est pas simple! Je vais donc prendre un peu de temps pour répondre à cette question.

Qu'est-ce qu'on entend aujourd'hui par "lyrisme" ? Spontanément, je crois que l'on pense d'abord à un certain état d'exaltation un peu exubérant ("il parle avec lyrisme de sa nouvelle copine / moto / de son nouvel Ipod"). Le terme est un peu péjoratif, critique, et on ne peut pas dire que ce côté exalté correspond à l'ambiance que crée la poésie de Jaccottet.

Maintenant, si l'on prend un peu de recul et que l'on s'appuie sur l'étymologie, on se rappelle que le terme provient d'un mot grec, "lyre", qui renvoie à un instrument de musique (la lyre), lequel est aussi le symbole de la poésie. La lyre est en particulier associée à Orphée, héros mythique qui parvenait par son chant (accompagné de la lyre à 7 cordes, auxquelles il aurait ajouté 2 cordes par analogie avec les 9 muses) à charmer les animaux, voire à animer les objets inanimés. Un des épisodes les plus célèbres du mythe d'Orphée, c'est qu'il parvint, par le pouvoir de sa musique, à endormir Cerbère, le chien gardien des Enfers, puis à convaincre le dieu des Enfers, Hadès, de laisser repartir avec lui sa femme, Eurydice, morte des suites d'une morsure de serpent le jour de leur mariage. Mais la condition posée par Hadès pour qu'ils retournent ensemble dans le monde des vivants, c'est qu'aucun d'eux ne doit se retourner. Ce que ne peut s'empêcher de faire Orphée, inquiet du silence d'Eurydice. Il la perd ainsi définitivement. Ce qu'évoque le lyrisme à travers cette belle et triste histoire, c'est à la fois la puissance du chant humain et son lien intime avec le deuil.

En même temps, ce qu'était le lyrisme dans l'Antiquité ne correspond pas à ce qu'en a fait le romantisme au XIXe siècle. Il y a encore beaucoup de débats sur le statut de la poésie antique (je me contenterai de rappeler que le poème était, dans l'Antiquité, au Moyen Age et à la Renaissance, chanté et accompagné de musique, voire de danse, et sans doute vécu comme une performance orale à chaque fois renouvelée - on ne récitait pas un poème, on le réinventait à chaque occasion). En même temps, le régime de la création poétique n'était nullement l'originalité à tout prix, mais une imitation consciente, maîtrisée de ses prestigieux prédécesseurs, et cette approche reste en grande partie vraie jusqu'au XIXe siècle.

Au XIXe justement, les Romantiques renouvellent la définition du lyrisme. La déclaration de Lamartine illustre assez bien ce nouveau parti pris:

"Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse et qui ait donné à ce qu'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur de l'homme, touchées et émues par les innombrables frissons de l'âme et de la nature".

La poésie est ainsi définie comme chant, mais aussi comme expression, venue du plus intime, du cœur, à la fois de l'homme (l'âme) et du monde (la nature). En même temps, on entend une revendication orgueilleuse de l'originalité du moi et de son projet ("je suis le premier"). Il s’agit d’un moi hypersensible et génial, capable d'une expression singulière: "La lyre exprime en effet cet état presque surnaturel, cette intensité de vie où l'âme chante, où elle est contrainte de chanter comme l'arbre, l'oiseau et la mer". Cette dernière affirmation, due à Baudelaire, me paraît assez représentative de ce que décrit Jaccottet dans ses premiers écrits sur la poésie, l'idée que le monde chante et que le poète, à l'écoute de ce chant, chante à son tour en harmonie avec le monde.

Le lyrisme peut être compris comme le mouvement par lequel le sujet (le poète) accède à une parole ascendante, qui est avant tout une célébration même si elle est d'abord liée au deuil, à la conscience du deuil, de la finitude. Voir la définition qu'en donne Jean-Michel Maulpoix, qui a beaucoup œuvré en faveur d'une réhabilitation du lyrisme, trop souvent associé à l'épanchement du moi :

« Le lyrisme est la voix d’un individu auquel l’expérience infinie du langage rappelle sa situation d’exilé dans le monde, et simultanément lui permet de s’y rétablir, comme s’il pénétrait grâce à elle au cœur de l’énigme qui lui est posée par sa propre condition ».

De ce côté-là, on peut dire que la poésie de Jaccottet est pleinement lyrique.

P. Jaccottet est-il l’héritier d’un mouvement littéraire, ou au contraire, se démarque-t-il de ses prédécesseurs ?

Comme beaucoup de ses contemporains, Jaccottet a affaire avec un héritage que la guerre a bouleversé, celui du surréalisme. Cela explique en particulier la méfiance qu'il entretient, comme Yves Bonnefoy, à l'égard des images. Le surréalisme a en effet cultivé ce qu'Aragon appelle le "stupéfiant image", à travers l'écriture automatique, les récits de rêves, les écrits sous hypnose. Il s'agit de faire place aux images, de prendre au sérieux (un sérieux tout relatif) les images, même apparemment absurdes ou incongrues, qui surgissent par association d'idées, par écriture automatique. L'importance accordée à l'analogie peut conduire, comme l'explique Aragon (Une vague de rêves, 1924), à vouloir trouver l'origine des analogies ailleurs que dans le seul esprit du poète:

« Nous éprouvions toute la force des images. Nous avions perdu le pouvoir de les manier. Nous étions devenus leur domaine, leur monture. Dans un lit au moment de dormir, dans la rue les yeux grands ouverts, avec tout l'appareil de la terreur, nous donnions la main aux fantômes. Le repos, l'abstention de surréalisme firent disparaître ces phénomènes voisins qui suivent l'administration d'un agent chimique, et la crainte nous fit d'abord suspendre des investigations qui reprirent avec le temps tous leurs droits sur nos curiosités. L'identité des troubles provoqués par le surréalisme, par la fatigue physique, par les stupéfiants, leur ressemblance avec le rêve, les visions mystiques, la sémiologie des maladies mentales, nous entraînèrent à une hypothèse qui, seule, pouvait répondre à cet ensemble de faits et les relier: l'existence d'une matière mentale, que la similitude des hallucinations et des sensations nous forçait à envisager d'une manière différente de la pensée, dont al pensée même ne pouvait être, et aussi bien dans ses modalités sensibles, qu'un cas particulier. »

Jaccottet éprouve une telle tentation mais s'en méfie ("Méfie-toi des images"), et il prône, contre les excès et le culte de la rupture surréalistes, une acceptation consciente des limites, le refus de considérer que "la vraie vie est ailleurs":

Au fond, je crois que ce que j'ai essayé de faire, ou ce que ma nature profonde a essayé de faire en moi, ç'a été que la poésie trouvât place, plus naturellement et plus discrètement, à l'intérieur des limites de la vie, d'une vie qui risquerait peut-être, cette fois, d'être au contraire trop sage, trop mesurée; de même que le mystère, en fait (ou l'infini, ou l'excès), habite à l'intérieur d'un poème digne de ce nom même quand ce poème se soumet à certaines règles, à certaines conventions, donc à des limites en appa­rence fatales au mystère. Qu'il y ait une espèce d'infini, un reflet d'infini, dans un poème bâti avec des mots, ou dans une œuvre musicale soumise à des lois strictes, c'est là peut-être le plus grand mystère. Que l'infini puisse entrer dans le fini et, de là, rayonner.

Il fallait donc espérer, ou faire en sorte, qu'une lumière comme étrangère à ce monde restât perceptible dans ce monde imparfait et souvent presque invivable. Et il fallait que cela fût possible, pour moi, en dépit d'une faiblesse grave : à savoir qu'aucun dogme politique, religieux ou philosophique n'avait jamais réussi à me convaincre. Il n'était pas une seule certitude qui ne me parût sujette à caution. Pas un système, si solide fût-il, dont il ne me semblât qu'on pouvait bientôt lui opposer avec succès son contraire. »

On perçoit bien dans cette déclaration l'affirmation tranquille mais ferme d'une indépendance à l'égard de tout système. Cela ne l'empêche nullement, comme il le fait à plusieurs reprises, de reconnaître sa dette à l'égard de certains auteurs, mais qui font plutôt partie de ce qu'on appelle les romantiques allemands et leurs héritiers, en particulier Hölderlin. Mais s'il entend les faire découvrir, c'est davantage par son travail de traducteur que dans sa poésie, qui trace un sillon singulier.

Qu’est-ce qui fait l’originalité de l’œuvre de P. Jaccottet ?

À mon sens, ce qui rend Jaccottet particulièrement original, c'est justement de ne pas rechercher l'originalité. Jaccottet est un immense lecteur, doté d’une culture profonde et, paradoxalement, ses vers ou ses textes en prose sont fondés sur des éléments relativement simples, sur le ressassement. On n’y trouve pas ou peu de vocabulaire déroutant, pas d'effets de manche, de brillant qui en met plein la vue. Comme le dit l’un de ses vers les plus célèbres : "L'effacement soit ma façon de resplendir".

Ce qui me touche (et touchera, j'espère, ceux qui ne le connaissent pas encore), c'est l'effort constant pour, tout en partant de soi, de son expérience, de son ressenti, tenter de construire quelque chose qui puisse être partagé, universel. C'est ce qui donne de la force, à mon sens, à ses poèmes, conçus comme de fragiles mais tenaces résistances à la mort et aux forces qui la véhiculent ou l'impliquent. Il y a chez Jaccottet une attention portée aux choses de la nature, au cycle des saisons, une invitation à se laisser surprendre, y compris par ce qui revient, et fugacement (l'amandier ou le cerisier en fleurs p. ex.), à lever les yeux de son smartphone et ce sans jamais accuser le smartphone mais simplement en montrant. Se dessine un idéal, ainsi défini dans discours pour le prix Rambert, où Jaccottet imagine le poète qu'il voudrait être

« tout juste une espèce de vieux chinois anonyme, peignant dans une cave à la lumière d’une bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une cascade, ou un visage de femme ; et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure et si modeste perfection que, s’il tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir et se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait d’un air d’intelligence et, la page dans la main comme un débris d’un nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui l’attend pour l’engloutir ou le changer »

Il y a aussi l'idée que la poésie peut servir à "réparer", à résister (surtout à la mort). Il s’agit d’aider les morts, mais aussi (surtout ?) ceux qui restent. Là encore, c’est n’est pas forcément original, mais cela peut parler, y compris à des jeunes gens de 16, 17 ou 18 ans.

Est-ce que le choix du vers libre peut être perçu comme une affirmation de la liberté poétique ?

Je crois que cela dépend beaucoup du moment dont on parle. A la fin du XIXe, quand les jeunes effrontés vers-libristes veulent secouer le carcan du vers traditionnel, oui, sans doute qu'ils revendiquent une liberté poétique. Mais du fait qu'elle est revendiquée, cette liberté peut à son tour devenir une forme de contrainte, parce qu'elle se construit contre autre chose.

Il en va tout autrement chez les poètes du XXe, qui n'éprouvent plus spécialement le besoin de revendiquer, de polémiquer. Ils choisissent la forme dans laquelle ils se sentent le mieux pour exprimer ce qu'ils ont à dire, et pour le dire de la façon la plus juste possible. Voir ce que dit Jaccottet du "conflit entre la rime et la vérité":

« Conflit entre la rime et la “vérité”. Je voudrais, parfois, la rime pour assurer la cohérence du poème ; comme elle me fait dire autre chose que ce que je dois, je l’abandonne, ce qui n’est pas satisfaisant non plus ».

C'est ce qui explique le jeu constant qu'entretient le vers libre avec le vers mesuré traditionnel, le vers réglé qui a présidé à toute création poétique en français avant le XIXe siècle. Il joue avec, le rappelle, flirte avec les formes traditionnelles.

Quelle est la place de la poésie dans le paysage littéraire actuel ?

Jacques Roubaud en a dressé un constat assez effrayant dans le Monde diplomatique de janvier 2010 :

Le siècle présent (le XXIe) maintenant fermement installé, la poésie continue à perdre du terrain dans les journaux : Le Monde des livres peut laisser passer une année entière sans rendre compte d’un seul livre nouveau de poésie française contemporaine ; les librairies, dont la majorité n’a même plus de rayon consacré à ce genre d’ouvrages, et la télévision (mais cela allait déjà de soi au siècle précédent) ne s’y intéressent pas.

Les autorités culturelles elles-mêmes auraient fini par bannir inconsciemment la poésie de leurs préoccupations - à preuve l'absence de poètes invités au Salon du Livre, marqué par une domination écrasante du roman.

De fait, d'un point de vue économique, la poésie n'a guère d'existence. Elle ne se vend pas. Elle serait même asociale: si on ne la lit pas, ce serait parce qu'elle est illisible. Jacques Roubaud mentionne ce reproche, mais l'écarte en l'imputant au lecteur. Il me semble cependant important d'admettre que la poésie entend précisément rompre avec le langage ordinaire et son aliénation. Dans le quotidien, dans le langage ordinaire, on ne fait plus attention aux mots, on ne sait plus ce qu'ils veulent dire, et quelque part on s'en moque, on est dans ce que Mallarmé appelait "l'universel reportage".

Pour y échapper, la poésie (et plus largement la littérature) doit presque inventer une autre langue, "une langue dans la langue". La tentative de Mallarmé est de ce point de vue la plus extrême: il utilise la syntaxe, le lexique français, mais en les tordant, en les utilisant au rebours de toutes nos habitudes, au point qu'il faut une concentration extrême pour le comprendre. L'intérêt, c'est que si l'on fait cet effort, on perçoit à nouveau la force des "mots de la tribu". Le danger, c'est que tout effort soit découragé par cet hermétisme.

Mais cette inexistence économique et sociale est trompeuse. Le mot ironique de Georges Mounin en 1962 reste sans doute assez vrai: « Jamais sans doute, il n’y eut tant de gens pour écrire cette sorte de choses que personne ne lit ». On assiste à une crise de lecteurs, et non des scripteurs, auxquels le développement d'internet donne d'ailleurs une visibilité nouvelle.

Comment peut-on expliquer l’évolution de la poésie au cours du XXe siècle ?

Il faut sans doute remonter assez loin en arrière pour comprendre cette évolution. Le romantisme marque une série de ruptures très importantes avec les formes héritées de la tradition (contestation du système classique mis en place au XVIIe), et il est lui-même contesté et dépassé par les avant-gardes de la fin du XIXe siècle, puis par le surréalisme. On oscille constamment entre le refus des règles antérieures et la création de règles nouvelles qui sont vouées à être à leur tour contestées.

Sur un plan "existentiel", on ne peut pas négliger l'impact profond creusé par la succession des deux guerres mondiales, en particulier par la deuxième, qui ont très sérieusement mis à mal le positivisme du XIXe siècle, l'idée d'un progrès constant de l'humanité et des civilisations, qui se découvrent "mortelles". La conscience de cette précarité me paraît très vive chez les écrivains du XXe siècle, en même temps qu'un certain nombre d'entre eux gardent une forme de rapport à la transcendance, qui fait de leur poésie une forme de prière, même dans l'affirmation du désenchantement du monde (voir ce qu'en dit Jérôme Thélot). Une jolie distinction est posée par Paul Badin entre poètes "pastoraux" et poètes "textualistes".

Selon vous, comment les poètes d’aujourd’hui peuvent-ils reconquérir un public ?

D'abord, je ne suis pas sûre que ce soit en ces termes qu'il faille y réfléchir. On n'écrit pas pour "conquérir un public", en tout cas je ne le crois pas. On écrit sous la pression d'un besoin, d'une envie d'exprimer quelque chose et il est bien évident que l'écriture poursuit un but. Mais ce but n'est pas, ne doit pas être le public : c’est le sens de ce que dit Julien Gracq dans son pamphlet La Littérature à l'estomac.

Il faut poursuivre un horizon, un idéal, qui n'est pas le public mais se situe au-delà de lui. Dans le cas de Jaccottet, la poésie est idéalement destinée à ceux dont les vies sont des « vies privées de lumière » (on retrouve la fameuse lumière) : comment parvenir « à illuminer d’infini des moments quelconques d’existences quelconques » ?

« je m’étais dit souvent que la parole ne devait servir qu’à éclairer, si tel était, ainsi que je croyais l’avoir compris, son perpétuel pouvoir » ; « L’expression juste, oui, si elle éclaire, si elle ouvre la voie ». La poésie doit d’abord être une clarté parce qu’elle doit redonner espoir, communiquer un bonheur : « s’il vaut la peine de parler, c’est vraiment dans la mesure où on peut encore dire des choses rayonnantes, pour ne pas aller jusqu’à radieuses ».

Je poserais donc la question un peu autrement, en demandant plutôt comme la poésie aujourd'hui peut effectivement toucher des auditeurs ou des lecteurs à qui elle ouvrirait un horizon - peut-être lumineux. Si elle a peu de poids économique et souffre du manque de diffusion en librairie, il me semble qu'aujourd'hui s'ouvrent à elle deux grandes voies. L'une est Internet, qui donne une visibilité remarquable à des textes qui autrement passeraient inaperçus à travers les blogs, écritures collaboratives, sites de citations, etc. Cela va jusqu'à la saturation peut-être, mais le zapping, le fragmentaire n'est pas forcément incompatible avec la poésie. L'autre, c'est le retour de la poésie orale, qu'elle soit improvisée comme dans le slam (malgré toutes les réserves que l’on peut formuler à son encontre, car il faut une immense maîtrise de la langue pour improviser sur elle) ou plus simplement lue, interprétée (au sens où l'on interprète une œuvre musicale classique, par exemple). De nombreux acteurs, dans le sillage de Fabrice Luchini, donnent à entendre des textes poétiques; des CD audios; des lectures dans le train, dans la rue... Encore faut-il que cette lecture soit vraiment vivante, habitée, ce qui n'est malheureusement pas toujours le cas.

Je mentionnerais un autre maillon, mais qui ne se trouve pas à une place facile : ce sont les enseignants de français, qui rempliraient idéalement la lourde tâche de susciter un désir pour la poésie, de faire en sorte que le manque ne soit pas conçu comme une lacune mais comme le moteur d’un désir à venir. La question pourrait être : « Comment habituons-nous nos élèves à fréquenter ailleurs qu’à l’école, ou autrement qu’à l’école, ces objets culturels qui vivent d’une autre vie, tout aussi nécessaire que leur vie scolaire ? » (M. Baconnet).

Philippe Jaccottet est un écrivain qui aime la poésie contemporaine et aime à la transmettre, n’est-ce pas ?

On l'a évoqué au sujet de son "originalité": tout en se proclamant "ignorant", Jaccottet est un grand lecteur, un grand traducteur, un homme véritablement cultivé. Cela ne pèse pas dans sa poésie, mais cela invite à aller lire ses chroniques, ses notes, ses articles. Il y a véritablement chez lui un travail de médiation - qui vise justement à donner une audience à la poésie, à ce qu'elle puisse se faire entendre, trouver une place dans l'existence des gens. Et l'intérêt de ses chroniques - comme des écrits de Gracq par exemple - c'est de savoir saisir un point d'accroche, un point d'entrée dans des univers qui ne paraissent pas spontanément accessibles.