Que l’on aime ou non les faits divers, on ne peut nier que ces derniers ont un public. Pas un organe de presse qui lui consacre aujourd’hui une rubrique. Et au-delà de la fascination qu’ont pu exercer un certain nombre de faits divers célèbres, élevés au rang d’ «affaires », sur la société tout entière, le fait qu’un nombre important d’auteurs aient puisé dans cette manne la matière de leurs livres, que le fait divers fasse donc l’objet d’une réécriture, invite à le réévaluer dans une perspective littéraire où son statut de texte primitif et inépuisable lui conférerait presque le statut de mythe moderne.
Dossier initialement publié dans le numéro 35 des Mots du Cercle, février-mars-avril 2003.
Le fait divers naît officiellement dans la presse en 1838. Le terme renvoie tout d’abord à une nouvelle inclassable, une nouvelle qui ne trouve sa place dans aucune des rubriques (international, politique, sport, spectacle) d’un journal. Paradoxalement cette actualité sans importance, de l’ordre du disparate ou de l’hétéroclite, parce qu’elle est un objet insolite, une curiosité, parce qu’elle est un écart avec la norme devient indispensable, inévitable, fascinante.
Mais si le fait divers est inclassable, c’est aussi parce qu’il est une sorte de quantité négligeable et éphémère où l’on relate des événements infimes, non historiques, touchant des anonymes. Roland Barthes souligne cette caractéristique dans son analyse de la Structure du fait divers, opposant l’assassinat politique au faits divers. Et c’est peut-être précisément dans l’anonymat de ses protagonistes que le fait divers puise sa force : à la fois distance (nous ne sommes pas concernés en tant qu’individus, le fait divers est sans danger), et extrême proximité (son caractère universel nous touche tous).
Et cependant le fait divers demeure déprécié et ce sans doute parce qu’il y est toujours question d’un des aspects les plus sordides et troubles de la vie. Le fait divers s’intéresse au crime, à la mort, au morbide, à la misère, bref à tout ce que l’homme, bien que fasciné, ne regarde qu’avec un certain dégoût : on ne peut se vanter d’aimer les faits divers, y compris transfigurés par la plume d’un écrivain. Le faits divers, c’est le mal, l’évocation de la part monstrueuse de l’homme. Il renvoie donc à une certaine attirance pour le sordide, à un certain voyeurisme. Au fond, le fait divers a toujours eu mauvaise presse.
Qu’ils sachent tirer parti de cet aspect morbide ou de sa dimension universelle, le fait divers a intéressé et inspiré les écrivains, tout particulièrement depuis sa popularisation liée à l’essor de la presse au XIXe. En 1928, l’éditeur Gaston Gallimard et l’écrivain et journaliste Joseph Kessel allaient même jusqu’à créer un journal à scandale, Détective, spécialisé dans les faits divers. Cet intérêt s’explique de différentes manières. Le fait divers se présente tout d’abord comme une histoire ramenée à sa plus simple expression : un lieu, un acte, des personnages. Comme tout fragment, il est un éclat d’autre chose, il est la matrice d’une narration plus vaste, il sollicite l’imaginaire en n’attendant que d’être « complété ». Sa puissance créatrice est, par exemple, illustrée par la série des pastiches de l’affaire Lemoine par Proust, réécrivant ce fait divers à la manière de Flaubert, Balzac, Michelet. Le fait divers est littéraire car il suscite le désir d’écrire.
En effet, l’écrivain dispose avec un fait divers d’un canevas resserré et puissant, il n’a plus qu’à étendre ce concentré de violence et de mystère : approfondir l’être des personnages, ajouter dialogues et descriptions, en un mot, développer, en modifiant le plus souvent les noms originaux. Illustrant cette nécessaire réécriture, Le Clézio note en exergue de l’une de ses nouvelles : «Toute ressemblance avec des faits ayant existé est impossible. » La brièveté originelle du fait divers est par ailleurs à l’origine du lien étroit l’unissant à l’une des formes majeures du XIXe siècle, la nouvelle. Même nom (« nouvelle »), même effet de clôture sur soi-même, même goût pour la chute, même concision, même brutalité dans cet aspect détaché du monde et de son cours, libre d’explication et de contexte.
Mais si le fait divers est un texte incomplet, une matière première, c’est également par sa vérité qu’il intéresse les écrivains, et plus particulièrement les auteurs réalistes et naturalistes du XIXe siècle. Nombreux sont ceux, Flaubert, Balzac, Zola ou Dumas, qui lui ont emprunté la trame de leurs romans. Et ce pour une raison précise : le faits divers est avant tout un fait vrai, un «petit fait vrai » pour citer Stendhal, un signal qu’envoie une société malade, un accès de fièvre que l’écrivain capte sans soigner. Qu’il s’agisse de dénoncer la corruption ou d’offrir une image exemplaire et édifiante d’un monde en déliquescence, l’aspect véridique du fait divers est une aubaine.
Maupassant écrit même : « La vie est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers. » Le faits divers, c’est la vie.
Prolongeant cette veine réaliste, hantés par la mort et la brutalité du monde, les auteurs de romans policiers, ou pour être plus précis de polars, de romans noirs, puisent eux aussi avec délices dans l’univers sombre des faits divers. En effet, le roman noir ne prétend pas résoudre une affaire dont le faits divers serait le point de départ (ou plutôt le point d’arrivée, le crime ayant été commis), mais plutôt se saisit d’une société viciée dont il s’agit de dresser le portrait. Le faits divers exsude la violence, mais aussi le mystère, cet insolite et cette emphase dont se nourrissent les polars. La violence n’est plus celle du texte, mais celle de la vérité.
Mais le fait divers ne fascine pas seulement pour l'horreur qu'il donne à voir. Il y a aussi, notamment pour les poètes surréalistes, un goût pour l'étrange du fait divers, proche à leur sens de la recherche sur l'écriture automatique. Le fait divers, c'est la vraie surprise, la griserie de l'inattendu et du collage, que l'on retrouvera chez un Aragon déambulant dans les rues de Paris, chez un Breton ou encore un Desnos écrivant sur Jack l'Éventreur. Breton note dans Nadja : «Autant en emporte le vent du moindre fait qui se produit, s'il est vraiment imprévu. » De cette poésie de l'instantané, de l'incongru, le poète fait la matière première de sa féconde errance. La poésie jaillit du caractère abrupt du fait divers. Comme l'écrit Merleau-Ponty, « Le fait divers est beau parce qu'il blesse et qu'il n'est pas beau. »
Enfin, le fait divers est aussi à placer du côté de l'incompréhensible, qui rejoint l'inclassable évoqué plus haut. Le fait divers n'a pas de cause, il est le mal jailli de nulle part, abandonnant aussitôt ses protagonistes anonymes un instant éblouis par le flash de l'actualité. C'est peut-être aussi cet inexplicable du fait divers qui permet de comprendre la fascination qu'il a pu exercer sur les écrivains. Entrée dans la mémoire collective, élevée au rang de mythe, l' « affaire » renvoie donc également à la condition humaine dans toute son absurdité. Le fait divers est ainsi pour certains auteurs, pour Gide dans Les Caves du Vatican, Camus dans L'Étranger ou Carrère dans L'Adversaire une sorte de résidu contemporain d'un tragique (un crime, un accident) débarrassé de Dieu, un tragique proprement humain. Pour citer Proust : «Ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse. »