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L’oral et l’écrit

L’oral et l’écrit

À première vue, la notion de littérature semble exclure celle d’oralité, tant nous sommes habitués à fréquenter la première par l’intermédiaire du support du livre. Six cents ans après l’invention de l’imprimerie, le livre est devenu un objet de la vie quotidienne. Il est notre accès presque unique aux œuvres de tous genres. Le savoir est essentiellement écrit. Cet équilibre a cependant été, pour des raisons fort diverses, inversé. Et la faveur de l’oral semble se poursuivre encore au cœur de nos écrits.

Dossier initialement publié dans le numéro 19 des Mots du Cercle, février-mars-avril 2004.

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L'écriture mémoire des hommes

« Alors que les hommes naissent et meurent depuis un million d’années, ils n’écrivent que depuis six mille ans. » (Etiemble)

À l’origine des littératures, il y a d’abord l’oralité, l’écriture naissante s’étant d’ailleurs tenu à un rôle comptable plus que littéraire. Quand on ne sait pas lire, l’oral est le seul vecteur de la littérature, un vecteur collectif qui plus est. G. Jean le rappelle : « Si les linguistes ont dénombré approximativement trois mille langues distinctes sur la terre, ils s’accordent pour n’en compter qu’a peine plus d’une centaine qui s’écrivent ! Et il faut rappeler aussi qu’un être humain sur deux de plus de vingt ans ne connaît pas, connaît mal ou ne connaît plus l’usage de l’écriture. » Les grands textes fondateurs, de ce fait, ont d’abord été des textes oraux, « performés » par un orateur, qui avait sa part active dans l’existence de l’expérience littéraire. Grâce à l’aède ou au jongleur, récitants des épopées grecque et médiévale, de l’Odyssée aux Nibelungen, et aux conteurs de tous les folklores, la littérature a d’abord existé dans la parole vivante, et sa forme, d’abord versifiée pour être retenue, en portait la marque. La prose est d’abord un genre réservé à l’écrit, parce qu’elle dispensa la littérature de la mémoire. Le mot origine lui-même signifie « qui vient de la bouche ».

Blanchot, Une Voix venue d'ailleurs

« Parole écrite : parole morte, parole de l’oubli. » (Blanchot)

L’oral a en effet longtemps été valorisé par rapport à l’écrit. Il est non seulement plus souple, plus léger que l’écrit, il porte en lui aussi une dimension sacrée, magique. Dans de nombreuses civilisations la parole est associée au divin, et c’est peut être pour une raison simple : la parole est efficace, comme le rappelle l’homme de parole Platon dans le Phèdre. Face au corps vivant de celui qui parle, face à sa virtuosité à manœuvrer les mots (Actio et improvisation sont des piliers de la Rhétorique), face à la figure centrale dans l’art de convaincre de l’orateur, une tendance instinctive nous invite à l’écoute. Roland Barthes écrit à ce propos : « Ce qui se perd dans la transcription, c’est tout simplement le corps. » Contrairement au message diffus de l’écrit, l’orateur s’adresse à nous, son verbe nous est explicitement destiné. Et la parole peut même aller jusqu’à contenir un acte : c’est le cas de celle nommée « performative » par le linguiste Austin. Pour Denis Bertrand, « La parole ne sert pas seulement à représenter et à décrire le monde, elle permet d’agir sur lui. »

Céline

« Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire. » (Heidegger)

Au-delà même de cette valorisation extrême de l’oral par rapport à l’écrit, on doit souligner que certaines pratiques humaines sont indissolublement liées à l’oral : chanter, débattre, discuter, se disputer, enseigner, manifester. Deux formes artistiques majeures se souviennent ainsi de l’origine orale de la littérature : la poésie et surtout le théâtre dont la finalité est celle d’une pratique, dont la mise en voix et la mise en corps lui donnent son sens.
Jusqu’aux pièces radiophoniques de Beckett, qui ne conservaient plus de la théâtralité que des voix.

Poèmes a dire

« L’écriture voile la vue de la langue : elle n’est pas un vêtement, elle est un travestissement. » (Saussure)

Cependant, et c’est pour cela que le livre est précieux, la littérature orale est tributaire pour se conserver de la voix et du corps mortels des hommes : à ce titre seuls les textes écrits ont pu et peuvent encore, bien qu’altérés par l’écriture, survivre. Les textes anonymes ainsi, de la Bible aux contes et légendes, exposent, précisément par cet anonymat, ces corps disparus qui se sont relayés pour transmettre et enrichir l’œuvre. Ainsi on ne peut qu’imaginer l’étendue du continent disparu de l’ « Orature » pour reprendre l’expression de Claude Hagège : contes populaires, lazzi de la Commedia dell’Arte, discours de tribuns, joutes verbales et musicales, ce qui n’est pas fixé, et même figé par l’écrit ne semble plus pouvoir exister. Comme le rappelait Amadou Hampâté Bâ dans une formule devenue célèbre : « En Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » La pensée semble devoir perdre une part de sa vie, de la vitalité du verbe pour pouvoir demeurer, comme le rappellent par exemple les Stèles de Segalen, poèmes imaginairement écrits sur des pierres, ressuscités par chaque passant.

Sarraute, Le silence

« Capacité de la parole de sans cesse relancer le jeu du désir par un objet absent, et néanmoins présent dans le son des mots. » ZUMTHOR

Ce deuil de la parole perdue, la littérature écrite a pourtant toujours tenté de le contrer. Qu’il s’agisse d’un impératif de mémoire, comme pour Primo Levi écrivant son expérience des camps pour la rendre intemporelle ou d’une volonté de mimer la vie de la voix, les écrivains ont tâché de dompter cette parole. On en trouve la trace tout d’abord dans la présence du dialogue dans le roman. Le lecteur, invité à se démultiplier mentalement, prête alors ses voix aux personnages dialoguant. L’Odyssée ellemême est en grande partie une parole rapportée, un discours d’Ulysse. Et au-delà d’une simple présence typographique du dialogue, nombreux sont les écrivains qui ont tenté de donner corps à la voix dans leurs textes : à la suite des poètes et des dramaturges, toujours sensibles à la nécessaire déclamation, les romanciers Céline, Sartre, Queneau, se sont emparés du parler populaire, réduisant ainsi l’écart entre l’écrit et l’oral, abattant les frontières, scellant un nouvel accord.

Orphée Studio

« La voix qui lit en fait répète ce que l’œil vient de lui dire » (Roubaud)

Allons plus loin encore. Le texte est toujours porté par une voix, la voix intérieure du lecteur. Le dispositif narratif n’est-il pas constitué de telle sorte que l’on entende ce narrateur auquel nous prêtons notre souffle, ce narrateur, instance mystérieuse, transparente et pourtant réelle, parolier du texte ? Ainsi, chez Sarraute ou chez Joyce, tout n’est plus que voix. N’est-ce pas toujours le narrateur qui nous indique comment parlent les personnages ? N’est-ce pas lui qui résout pour nous le mystère de la prononciation des noms propres de l’œuvre, qui nous indique si l’on doit prononcer « Charlusse » ou « Charlu », qui nous raconte, en nous dédoublant, le livre que l’on lit ? En dépit de cette parenté, et de cette tendance à faire coïncider parole et écriture, l’écart entre l’écrit et l’oral demeure. Ne serait-ce que par l’organisation et l’épurement dont bénéficie l’écrit, qui n’est peut-être qu’un oral fossilisé, mais qui est surtout une pensée construite.

Tardieu, Ce que parler veut dire

« Parce que quand j’écris, j’écoute, tout ce que je lis, je l’entends » (Sarraute)

Au fond, l’oral et l’écrit malgré leurs apparentes différences physiques semblent difficiles à dissocier totalement. Peu d’écrits font l’économie totale de l’oralité, puisque leur voix nous habite, puisque leurs personnages parlent, et même si nous ne savons pas forcément les faire parler juste. Peu de textes oraux savent n’être pas éphémères sans l’appui de leur transcription, même fautive. Oral et écrit sont deux versants de la pensée et de l’imaginaire. Rabelais trouva la métaphore juste, les « paroles gelées » pour imaginer cet équilibre entre voix et écriture : « Nous y vîmes des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. Lesquels, être quelque peu échauffés entre nos mains fondaient comme neige, et les oyons réellement. »