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J.P Sartre et R. Gallimard

Sartre : Premiers pas chez Gallimard

Malgré des tractations éditoriales d’abord tumultueuses, Sartre confia l’essentiel de son oeuvre à la maison Gallimard, avec laquelle il signa avant sa mort un contrat d’exclusivité pour tous ses inédits à venir. Deux éditeurs, tour à tour, ont été les
interlocuteurs privilégiés de l’écrivain dans la maison d’édition : Brice Parain, secrétaire personnel de Gaston Gallimard dès 1927, normalien et agrégé de philosophie, spécialiste du langage et fin connaisseur de la littérature russe, et Robert Gallimard, fils de Jacques, lui-même frère de Gaston. Au milieu des années 1950, alors que les liens de Sartre avec Parain se sont envenimés, Robert Gallimard se charge de l’édition des oeuvres de l’écrivain jusqu’à la mort de ce dernier en
1980. Petite visite dans la fabrique éditoriale du premier livre de Sartre publié chez Gallimard : La nausée, d’abord intitulé Factum sur la contingence puis Melancholia. En 1971, Sartre ne confiait-il pas : « Dans le fond, je reste fidèle à une chose, c’est à La nausée […] C’est ce que j’ai fait de meilleur » ?

C’est par l’intermédiaire d’un ami, l’écrivain Paul Nizan, que Jean-Paul Sartre tente de nouer ses premiers contacts avec le monde de l’édition. Condisciples à Henri-IV puis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, Sartre et Nizan sont nés la même année, en 1905. Pourtant, malgré l’intercession de l’auteur précoce d’Aden Arabie (Nizan a vingt-six ans), les manuscrits d’Une défaite et de La légende de la vérité sont respectivement refusés par Gallimard et les Éditions Rieder en 1930. Sartre, confronté à une série d’échecs, traverse alors une profonde crise identitaire contemporaine de la genèse de La nausée. Dans les Carnets de la drôle de guerre publiés aux Éditions Gallimard en 1983, il analyse rétrospectivement ces années difficiles et mélancoliques : « J’ai supporté aussi mal que possible le passage à l’âge d’homme. À trente-deux ans, je me sentais vieux comme un monde. Comme elle était loin cette vie de grand homme que je m’étais promise. Par-dessus le marché je n’étais pas très content de ce que j’écrivais et puis j’aurais bien voulu être imprimé. »

Non, le futur auteur qui refusa le prix Nobel de littérature en 1964, la même année que la parution des Mots, n’est pas encore né… Depuis l’automne 1931, Sartre travaille laborieusement sur le manuscrit de l’ouvrage qui deviendra La nausée mais qu’il appelle encore à cette date son « factum sur la contingence ». L’élaboration du livre, durant laquelle Simone de Beauvoir joua un rôle de premier plan, fut longue et complexe. Beauvoir ne cessa d’inciter Sartre à alléger son style affété mais surtout à dramatiser la notion statique et abstraite de contingence, à faire en sorte qu’elle devienne le véritable moteur du roman : « J’insistai pour que Sartre donnât à la découverte de Roquentin une dimension romanesque, pour qu’il introduisît dans son récit un peu du suspense qui nous plaisait tant dans les romans policiers. Il fut d’accord », peut-on lire dans La force de l’âge.

C’est à Berlin, alors que Sartre découvre Husserl et la phénoménologie, que le travail d’écriture, véritablement, prend corps. De retour au Havre où il enseigne la philosophie, Sartre révise son texte et achève, au début de l’année 1936, une troisième version, la seule à nous être parvenue sous forme manuscrite. Cette révision fut interrompue en 1935 par un travail de commande sur l’imagination qui donnera naissance à deux livres : L’imagination, publié en 1936 aux Éditions Félix Alcan, et L’imaginaire publié en 1940 par les Éditions Gallimard dans la « Bibliothèque des Idées » – une collection fondée en 1927 dans laquelle Bernard Groethuysen fera paraître en 1943, la même année que la publication des Mouches, la somme du Sartre philosophe, L’être et le néant. La concomitance entre la recherche philosophique sur l’imaginaire et le travail fictionnel sur la contingence n’a rien d’anodin : Sartre, qui deviendra plus tard scénariste, a révélé à plusieurs reprises que ses premières idées sur la contingence étaient nées du décalage entre l’impression de nécessité véhiculée par les images d’un film et le sentiment de gratuité produit par le cours de la vie réelle.

En 1935, les Éditions Gallimard publient le quatrième livre de Paul Nizan, un roman intitulé Le cheval de Troie, qui met en scène le nihilisme de Lange, professeur d’histoire dans un lycée de province, confronté à la solitude et à l’absurdité du monde : « Quand il songeait à des livres qu’il pourrait écrire, il imaginait un livre qui décrirait uniquement les rapports d’un
homme avec une ville où les hommes ne seraient que des éléments du décor, qui parlerait d’un homme seul, vraiment seul, semblable à un îlot désert. » Le roman de Nizan s’inspire donc en filigrane du projet littéraire et existentiel de Sartre contenu dans La nausée. D’une certaine façon, sur un plan symbolique, ce livre de Nizan préfigure la future entrée de Sartre sur la scène des Éditions Gallimard. Sartre s’est d’ailleurs reconnu dans l’ouvrage. Dans La force de l’âge, Simone de Beauvoir raconte à ce propos : « Nizan affirma d’un ton nonchalant mais avec fermeté que c’était Brice Parain qui lui avait servi de modèle. Sartre lui dit avec bonne humeur qu’il n’en croyait rien. » Quoi qu’il en soit, c’est Nizan, encore une fois, qui intercède en faveur de Sartre auprès de Gallimard : au printemps 1936, l’écrivain remet à Pierre Seeligmann, attaché au sécrétariat éditorial et membre du comité de lecture de la maison d’édition, le manuscrit de Melancholia, dont le titre fait référence à la célèbre gravure de Dürer qui inspira de nombreux écrivains romantiques. Par un mot de Paulhan, Sartre est informé, « sans ménagement » selon l’expression de la biographe Annie Cohen-Solal*, que son ouvrage n’est pas retenu : « Ça m’a fait quelque chose. Je m’étais mis tout entier dans ce livre ; en le refusant, c’est moi-même qu’on refusait, mon expérience qu’on excluait », écrit Sartre.

Pourtant, le jeune auteur ne se décourage pas et décide de faire jouer d’autres relations. À l’automne 1936, le manuscrit est doublement recommandé au directeur des Éditions Gallimard : d’une part, par Charles Dullin, dont l’amitié avec Gaston Gallimard remonte aux temps héroïques du Vieux-Colombier, et d’autre part, par Pierre Bost, romancier et collaborateur de la NRF, frère aîné de Jacques-Laurent Bost, lui-même ancien élève de terminale de Sartre, devenu l’un de ses amis. La ténacité de Sartre a porté ses fruits : en avril 1937, le manuscrit est définitivement accepté. Pourtant, la fabrique éditoriale du livre qui deviendra le chef-d’oeuvre que l’on connaît n’est pas encore achevée. Pour l’heure, Sartre a envie de faire part à Simone de Beauvoir, son cher « Castor », de « l’état bizarre et plus spécialement agréable dans lequel [il est] à l’intérieur ». Non sans humour, il lui raconte dans une longue lettre son entrevue – rue Sébastien-Bottin, au siège des Éditions Gallimard – avec Paulhan qui le présente dans la foulée à Brice Parain : « Paulhan est remonté chez lui, et Parain m’a fait traverser un fumoir plein de fauteuils en cuir et de types, sur les fauteuils, pour m’emmener sur une terrasse-jardin au soleil. Nous nous sommes assis sur des fauteuils de bois ripolinés à blanc, devant une table de bois ripolinée et il a commencé à me parler de Melancholia. C’est difficile de vous rapporter ce qu’il a dit par le menu, mais en gros voici : il a lu les trente premières pages et il a pensé : voilà un type présenté comme ceux de Dostoïevski ; il faut qu’il lui arrive des choses extraordinaires, parce qu’il est en dehors du social. Mais, à partir de la trentième page, il a été déçu et impatienté par des choses trop ternes, genre populiste. » Comme l’écrit avec justesse Annie Cohen-Solal décrivant les premiers pas sartriens dans le sérail de la rue Sébastien-Bottin : « Sartre pénétrant chez Gallimard, c’est un peu Roquentin entrant dans un jardin public : nulle fioriture, nulle admiration, nul état d’âme, mais une perception du monde à l’état brut. » Brice Parain, le chef du secrétariat personnel de Gaston Gallimard, est donc chargé de mener à bien l’édition du premier roman de Sartre. Sous sa houlette, l’auteur coupe une cinquantaine de feuillets (soit le dixième du volume total du manuscrit) et élimine, sur les conseils de Me Maurice Garçon, l’avocat de la maison d’édition, les passages érotiques les plus crus « passibles de poursuites ».

Après toutes ces coupures, ces amputations, souhaitées par l’éditeur et acceptées par l’auteur, c’est au tour du titre d’être modifié. Melancholia ne plaisant guère chez Gallimard, Sartre propose Les aventures extraordinaires d’Antoine Roquentin, tout en suggérant qu’on inscrive sur la bande publicitaire : « Il n’y a pas d’aventures »… Parain répond sans ambages : la bande « ne serait indiquée que si on voulait voir fuir le public ! ». En octobre 1937, Gaston Gallimard suggère d’intituler le livre La nausée, malgré les réticences de Simone de Beauvoir qui craignait que le titre ne situe le roman dans un horizon d’attente naturaliste. En portant ainsi l’ouvrage sur les fonts baptismaux, Gaston Gallimard accompagne l’émergence d’un auteur : « parrain magnifique, il baptisa l’enfant et donna sur la tête du nouveau-né le coup de baguette magique que son père, éreinté par sept années de travail, ne pouvait pas lui-même donner », analyse Annie Cohen- Solal.

À la fin des années 1930, si Sartre n’est pas encore la figure de proue des lettres françaises qu’il deviendra à la Libération, il est déjà un auteur reconnu. L’acceptation de La nausée par les Éditions Gallimard, en mettant un terme à ses années de doute, fut suivie d’un grand nombre de publications : la nouvelle « Le mur » paraît dans la NRF dès le mois de juillet 1937, avant d’être reprise dans le recueil éponyme en 1939. Ses pairs, déjà, ne tarissent pas d’éloges : « Qui est ce nouveau Jean-Paul ? Il me semble qu’on peut beaucoup attendre de lui. Quant à [sa] nouvelle, je la tiens pour un chef d'œuvre », demande André Gide à Jean Paulhan qui n’hésite pas à confier à Sartre une rubrique mensuelle dans la célèbre revue. La NRF de février 1938 publie en effet la première critique littéraire de Sartre consacrée au livre de William Faulkner, Sartoris, suivi d’un texte sur John Dos Passos dans le numéro d’août 1938. Mais c’est l’article sur Mauriac, intitulé « M. François Mauriac et la liberté » : paru en février 1939, qui lui confère une vraie célébrité. Sartre, assassin et soucieux d’inventer sa propre image d’auteur, y règle ses comptes avec une certaine littérature académique. Sa célébrité culminera juste après la guerre en octobre 1945 au moment de la création, chez Gallimard, de sa revue Les Temps Modernes qui ouvre véritablement l’ère de l’engagement sartrien.

Juliette Cerf

*Annie Cohen-Solal, Sartre 1905-1980,
Éditions Gallimard, 1985, Folio essais, 1999.
** Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes »,
Éditions de Minuit, 1985.