La figure de l'exilé hante la littérature depuis ses origines : Ulysse, Adam et Ève, Moïse sont chacun à leur manière des exilés. Contraints de partir hors de leur terre d'origine, ce voyage sans retour devient le cœur de leur histoire. L'exil touche bien sûr aussi des écrivains, de Socrate et Ovide à Hugo et Zweig : l'exilé est d'abord un banni, exclu d'un groupe humain pour lequel il représente une question et un danger. Mais s'éloigner, est-ce se taire ? En d'autres mots, l'exil tarit-il une œuvre, comme celle de l'exilé Rimbaud, ou au contraire la nourrit-il ? De quelle expérience singulière l'exilé est-il le porteur ? Et l'inspiration que provoque la solitude ne permet-elle pas d'étendre à toute forme d'aliénation la notion d'exil, de voir en tout écrivain un exilé ?
Dossier initialement publié dans le numéro 14 des Mots du Cercle, novembre-décembre-janvier 2002/2003.
Au sens premier l'exil est d'abord une séparation. Forcé de partir de chez lui, l'exilé porte en lui une faute qui a pour conséquence la distance que l'on cherche à mettre entre lui et le pays auquel il appartient. Cette faute le condamne à devenir un étranger, un apatride. C'est parce qu'il provoque la colère des Dieux, par exemple, que le retour d'Ulysse est retardé, parce qu'il a eu l'heur de déplaire à Napoléon III, que Hugo est banni. Alternative à la mort ou à la prison, l'exil revêt une valeur symbolique forte, celle de la disparition et de l'isolement, torture ultime. « L'exil est quelquefois, pour les caractères vifs et sensibles, un supplice beaucoup plus cruel que la mort », écrit l'exilée Mme de Staël.
L'exilé est écartelé entre la douleur de cet arrachement à ce qui le constitue, sa terre et les siens, et le désespoir de ne jamais pouvoir revenir. Le passé et l'avenir sont une même peine. Dans l'Odyssée ce sont vingt années qu'Ulysse passe séparé des siens, blessure d'autant plus vive que ce retour est sans cesse annoncé et espéré : il quitte Troie après la guerre, pour errer d'île en île et de danger en danger. Sa descente aux Enfers lui permet de recevoir des nouvelles d'Ithaque, mais ces nouvelles demeurent hors de portée, à l'image de sa mère dont il ne peut embrasser l'ombre. Tout au long de son périple, Ulysse connaît des moments d'apaisement de sa douleur, mais ce qu'il voit porte toujours la marque de l'exil. «Dans l'exil, à quoi bon la plus riche demeure, parmi des étrangers et loin de ses parents » dit-il.
L'exilé est d'abord un solitaire et un homme sans terre. Et la première frayeur qui saisit l'auteur est celle de voir sa parole s'éteindre, de ne plus avoir autour de lui un public sans lequel il est muet. L'écrivain exilé, le héros solitaire perdent dans un premier temps ce qui les fait exister, ce qui constitue leur identité d'homme et d'artiste, leur propre langue. En effet, il ne peut plus s'adresser aux siens, et ne peut être compris dans sa terre d'exil : l'exil est autant une question de langue que d'identité. À la douleur du silence s'ajoute celle du vide. C'est pour cette raison que l'exilé reconstruit autour de lui un espace familier, à l'instar de Robinson, lui permettant d'adopter le lieu dans lequel il est confiné. Et que symétriquement il donne à sa terre natale regrettée un visage nouveau. Magnifiée, la patrie devient un véritable paradis perdu, une terre littéraire et idéale, la « douceur angevine » de Du Bellay, ou la France rêvée qu'évoque Makine dans Le testament français.
Cependant, ce pays que l'on quitte n'est pas forcément regretté et l'exil peut avoir des vertus pour l'homme à la conquête d'une contrée inconnue, comme dans les deux Vendredi de Tournier, homme détaché d'une patrie ancienne et de ses repères, homme neuf donc. À ce titre la patrie peut aussi être une terre que l'on fuit, terre de malheur, terre d'exode qui colore l'exil d'une teinte d'espoir. C'est l'Amérique rêvée des émigrés des Récits d'Ellis Island, de Georges Perec, monde neuf où l'on reconstruit. Le passage par Ellis Island est en ce sens comme un purgatoire, où l'on abandonne son identité ancienne pour arriver vierge sur la terre d'accueil. On convertit alors l'exil en asile. On entame un deuil débarrassé de nostalgie.
Mais l'exil peut receler encore d'autres richesses : il est le ferment de la parole du poète. De sa douleur naît l'élégie. Sans l'exil, sans ce détachement et cet affrontement avec la différence, le poète ne resterait-il pas muet ? Lui qui rend ses peines fécondes, le voici plongé dans une peine fertile : si Ulysse se raconte à Alkinoos, c'est précisément parce qu'il est loin de chez lui. En ce sens, l'exil fait jaillir les mots qui sont comme une attache, la dernière attache au foyer et à sa langue natale. On pense ainsi au déporté Primo Levi, qui construit avec ses compatriotes du camp de Monowitz, à l'aide de la langue italienne et des vers de Dante, un rempart entre lui et l'horreur.
L'exilé, quittant le chagrin, s'éloignant du désespoir, fait donc naître une voix, fruit et issue de ses tourments. Cette poésie de l'exil, poésie qui divertit et qui recrée un monde familier, est aussi une poésie de la révolte. L'exilé qui continue à écrire est celui qui conteste la loi et personnifie son absurdité et son impuissance. Le poète rend son malheur public, sa voix retentit d'autant plus fort qu'il est plus loin et qu'il doit se faire entendre. Pour Hugo ou pour Du Bellay, pour tous les bannis, c'est l'injustice de leur sort qui les fait chanter la nécessité du retour. L'exilé est une victime dont l'innocence ne peut être que clamée.
L'exil est aussi le lieu de l'isolement propice à une quête intérieure, à l'établissement de plans, au fantasme d'un nouveau départ, d'une renaissance. Edmond Dantès devient le Comte de Monte-Cristo suite à son exil forcé sur deux îles, images mêmes du bannissement, le château d'If, l'île de Monte-Cristo. L'exil est aussi un lieu retiré, un lieu secret où l'on recharge l'énergie perdue dans le départ, le lieu d'où l'on fomente la vengeance, la reconquête de l'honneur perdu.
Les caractéristiques de l'exil physique se retrouvent dans d'autres formes d'aliénations, pouvant être vues comme des formes d'exil symbolique. Qu'il s'agisse de La peste, qui isole un groupe humain de la communauté, et provoque réflexion et remise en question au sein de ce groupe, ou encore de la maladie chez Proust, la folie de Nerval ou la dépression de Styron, tous ces exils contiennent une séparation et une solitude. Le romantisme va même jusqu'à faire de tout écrivain un marginal, voire un paria. Il compose sans les autres, malgré ou même contre les autres. Détaché de l'humanité il peut perdre la sienne, comme la retrouver à l'issue d'une lutte contre lui-même et contre le monde.
Si l'exil au sens propre est un bannissement, le fruit d'une faute, l'exilé peut aussi choisir de s'en aller. Aller Sur la route, entreprendre un voyage sans fin, c'est pour lui aussi une manière de stigmatiser un monde qu'il définit comme obsolète : il s'agit en cela d'une façon de quitter son temps en ouvrant son espace. L'exilé, et l'exilé politique en particulier, plutôt que d'être un condamné est celui qui dénonce, qui s'éloigne pour accuser la société qu'il a quittée. La fuite est une victoire, la conquête de la liberté, de l'indépendance, la marque de la volonté de l'individu.