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L’espace dramatique : entre cour et jardin

La scène a revêtu des formes multiples depuis l’Antiquité. Un espace d’abord encombré qui peu à peu s’épure jusqu’à ignorer les décors.
Par Françoise Spiess, agrégée de lettres et metteur en scène et auteur de plusieurs dossiers pour Classico Collège et Lycée et pour La bibliothèque Gallimard (article extrait du hors-série du Magazine littéraire spécial Bac de français, printemps 2012)..

L’espace dramatique, c’est-à-dire l’espace de la représentation théâtrale, a évolué au cours des siècles. Le lieu où l’on joue, tout comme la scénographie, c’est-à-dire «l’écriture du plateau», les décors, ont changé, et continuent à se transformer, selon les choix revendiqués par les metteurs en scène et les scénographes. En France, les représentations théâtrales sont longtemps données par des troupes qui sillonnent le pays et s’arrêtent là où il y a d’éventuels protecteurs, et des lieux d’accueil : place de château, place publique… Vastes et rectangulaires, les salles de jeu de paume sont investies car elles sont tout à fait propices à l’aménagement d’une salle de spectacles. C’est sur ce modèle que sont construites les premières salles fixes et couvertes à Paris, dont le théâtre du Palais-Royal, qui accueillait la troupe de Molière et celle des Comédiens italiens. Cependant l’espace de la scène est quelque peu encombré car, entre 1636 et 1759, les petits marquis s’installent sur les côtés de la scène sans se soucier de gêner les acteurs ! Les théâtres accueillent, dans des conditions de visibilité, d’acoustique et de chauffage un peu précaires, mille cinq cents spectateurs toutes classes sociales confondues. Le roi et les princes s’y rendent, mais font aussi aménager des salles à l’intérieur et à l’extérieur des châteaux, pour accueillir les mises en scène somptueuses données lors de grandes fêtes.

À la Renaissance, en Italie, on se passionne pour la perspective. En 1540, un premier théâtre provisoire en bois est construit à Vicence (près de Venise) en tenant compte de ses lois qui améliorent la visibilité. Le premier théâtre fixe adoptant ces règles est celui de Vicence construit par Palladio en 1585. La scène à l’italienne est née. Le théâtre de Parme construit en 1628 en est le modèle. La scène, inclinée, est entourée d’un cadre qui masque les coulisses, les machineries, l’éclairage, fourni par des lampes à huile et des chandelles disposées au sol le long de la rampe. Les décors sont construits selon les lois de la perspective en fonction d’un repère précis, l’œil du Prince, correspondant au fauteuil le mieux placé. Peu à peu les gradins sont disposés en hémicycle, ce qui permet une bonne visibilité pour tous. Cependant le parterre est réservé au peuple debout, les gradins surélevés accueillent les plus fortunés, la noblesse préférant les loges individuelles qui, parfois de côté, n’ont pas une bonne visibilité, mais permettent d’être vu du reste de la salle, ce qui est essentiel ! Ces salles rivalisent de beauté et de richesses, velours, or, plafonds peints, lustres, rideaux rouges, somptueux foyers. En France elles ne font leur apparition qu’au milieu du XVIIe siècle à Lyon d’après les plans de Soufflot, puis gagnent toute la France. C’est en 1782 que pour la première fois un parterre, celui du théâtre du Luxembourg (actuel théâtre de l’Odéon), est équipé de sièges, ce qui relègue les spectateurs les plus pauvres au «Paradis», tout en haut du théâtre, où sont toujours les places les moins chères.

Dès la fin du XIXe siècle on cherche un contact plus direct entre l’acteur et les spectateurs. Comme l’apparition de l’électricité permet la suppression de la rampe, des espaces peuvent être aménagés de manière nouvelle, transformant le rapport entre la salle et la scène. En 1951, le retour de la salle des Congrès de l’ONU au palais de Chaillot à un usage théâtral permet à Jean Vilar d’instaurer un rapport dit frontal entre le public et la scène. Des scènes modulables, comme au Théâtre de la Colline à Paris, sont construites : les sièges peuvent être déplacés selon les besoin de la mise en scène. Après mai 1968, les lieux les plus insolites sont utilisés. Jean-Louis Barrault, en 1970, présente ainsi un spectacle sur Rabelais sur le ring de catch de l’Élysée-Montmartre à Paris. Ariane Mnouchkine s’installe à la même époque dans l’ancienne cartoucherie de Vincennes, qu’elle occupe toujours et transforme pour chaque spectacle. Des hangars, des entrepôts, des usines, d’anciennes carrières, des églises, des caves… tout est investi. Cette diversité des lieux fait éclater la scène traditionnelle. Parfois les spectateurs sont invités à prendre part au spectacle. Ainsi, en 2012, dans Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, adaptation du Hamlet de Shakespeare, le metteur en scène Vincent Macaigne harangue les spectateurs pendant le prologue et les fait venir sur scène.

Souci de véracité

Ce qui est sur le plateau (endroit où se déroule le spectacle) se transforme aussi au fil du temps. Le décor est important dès l’Antiquité : l’élément le plus spectaculaire en est la méchanè, sorte de grue qui permettait aux Dieux d’apparaître ! C’est le deus ex machina. Le décor devient stéréotypé au XVIIe siècle puisqu’il représente souvent l’antichambre d’un palais dans la tragédie, l’intérieur d’une maison bourgeoise chez Molière, etc. À la fin du XIXe siècle, dans les mises en scène naturalistes et réalistes, le décor devient d’une grande minutie. «Les décors ont pris au théâtre l’importance que la description a prise dans nos romans », explique Zola dans Le naturalisme au théâtre (1881). Le souci de véracité va très loin : le metteur en scène Antoine par exemple, met chaque soir sur scène de vrais quartiers de viande suspendus par des crochets de boucher pour représenter le texte de F. Icres Les Bouchers ! À l’opposé, des scénographes préfèrent créer des lieux symboliques : des colonnes suffisent à signifier un temple, une forêt… Peter Brook en 2010 ne met que quelques bambous pour figurer les divers lieux dans sa mise en scène de La Flûte enchantée de Mozart au théâtre des Bouffes-du-Nord à Paris. L’espace créé peut aussi être totalement abstrait : des cubes, des parois de verre, des tentures, plus destinés à souligner la dynamique du texte qu’à symboliser ou à représenter un lieu. L’éclairage dans ce cas a un rôle déterminant, créant l’atmosphère du spectacle. Dans Le Théâtre et son double, Antonin Artaud écrit en 1938 : «Pour produire des qualités de tons particulières on doit introduire dans la lumière un élément de ténuité, de densité, d’opacité en vue de produire le chaud, le froid, la colère, la peur…»

D’autres metteurs en scène préfèrent un espace nu, comme Jean Vilar, qui se contentait de grands rideaux noirs. Les costumes prennent alors une grande importance, ainsi que la bande-son, désormais enregistrée : il est loin le temps antique où les bruitages étaient produits en direct et où le tonnerre s’obtenait grâce à une série d’urnes remplies de cailloux placés sous la scène et que l’on renversait d’un seul coup dans des vases de bronze !

Pourtant le plus important au théâtre n’est pas dans la débauche de décors, d’accessoires, de sons, de lumières. «Pour représenter le monde entier, sa grandeur, il faut la petitesse du théâtre, affirme Antoine Vitez dans ses notes sur Le Soulier de satin de Claudel mis en scène à Avignon. Car aucune scène ne sera jamais la mesure du monde. Il serait fou de vouloir gonfler la mise en scène comme un ballon grotesque pour la porter aux dimensions de ce qu’on évoque.»

               

   

Françoise Spiess, agrégée de lettres et metteur en scène, est l'auteur de plusieurs dossiers pour Classico Collège et Lycée et pour La bibliothèque Gallimard : L'Avare et Les Fourberies de Scapin, de Molière, Trois pièces contemporaines, de Jean-Claude Grumberg , Philippe Minyana, Noëlle Rena, dans les collections Classico Collège et Classico Lycée ; 3 nouvelles noires, de Didier Daeninckx, Chantal Pelletier et Jean-Bernard Pouy, 3 nouvelles contemporaines, de Patrick Modiano , Marie NDiaye , Alain Spiess dans La bibliothèque Gallimard.

A consulter également : «Les personnages : le miroir romanesque».

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Crédits images, dans l’ordre d’apparition :

- Ariane Mnouchkine, metteur en scène et directrice de la compagnie du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes en 1970 (© Jean-Pierre Couderc/Roger-Viollet).

- Le théâtre Regio de Parme, 2000 (© Farabola/Leemag).

- Gérard Philipe et Jean Vilar au Cirque d’Hiver Bouglione à Paris, mars 1953 (© Rue des Archives/AG IP).