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Les personnages : le miroir romanesque

Qu’est-ce qu’un personnage ? Entre théorie et pratique, les écrivains l’ont construit et encensé pendant des siècles ; mais certains cherchent désormais à s’en passer.
Par Sophie Doudet, professeure agrégée à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et auteur de plusieurs dossiers pour Folioplus classiques et La bibliothèque Gallimard (article extrait du hors-série du Magazine littéraire spécial Bac de français, printemps 2012).

 

De la princesse de Clèves, avouant à son mari sa passion pour M. de Nemours pour ne pas y céder, au crirageur de Rastignac partant à la conquête de Paris, le héros de roman fascine le lecteur désireux de voir enfin des vies ordinaires transformées en destins. Pourtant, qui est le narrateur de La Jalousie de Robbe-Grillet ? Du xviie siècle à nos jours, le personnage de roman a connu bien des métamorphoses en suivant l’évolution d’un genre que Milan Kundera (L’Art du roman) définit par son «esprit de complexité».

Principaux ou secondaires

«Personnage» dérive du latin persona, qui désigne le masque placé sur le visage de l’acteur tragique. Au XIIe siècle, le terme désignait surtout les hauts dignitaires et il n’a pas tout à fait perdu ce sens originel : le personnage est à la fois celui qu’on reconnaît pour sa grandeur exceptionnelle mais également celui qui joue un rôle grâce à toute une série d’apparences, de signes et de discours. Dans le roman plus encore, il s’agit pour un auteur de créer une figure imaginaire pour faire éprouver au lecteur sentiments et émotions.

Si donc le personnage autorise toutes les projections et interroge sur les ressorts de l’action et de la psychologie humaines, il est avant tout le fruit d’un travail médité sinon toujours maîtrisé (peut-être la créature échappe-t-elle à son créateur ?).

Qu’ils soient principaux ou secondaires, les personnages interviennent, en occupant différentes fonctions (objet/sujet ; adjuvant/opposant…), dans ce que Vladimir Propp a appelé le schéma actanciel de la narration. En principe, le personnage est un être humain mais il peut être un animal grâce aux procédés stylistiques de l’allégorie ou de la personnification comme chez Kafka (La Métamorphose) ou Kessel (Le Lion). Le personnage peut plus rarement être un symbole ou une entité collective : le peuple est peut-être le vrai héros de Quatre-vingt-treize de Hugo comme le temps est celui de À la recherche du temps perdu de Proust.

Le personnage entretient des rapports complexes avec son créateur comme avec le narrateur. Il peut leur être totalement étranger ou prendre en charge le récit par un jeu subtil de dédoublement. Ce rapport oscille de la projection fantasmée (prendre sa revanche sur la vie grâce à un double héroïque comme le montre Sartre dans Les Mots) à l’exploration inquiète de soi (Le Horla de Maupassant), de l’autodérision ludique à l’exorcisme (La Chute de Camus). Dans l’autobiographie, l’auteur qui s’assimile au narrateur est le personnage qui décrit au présent le personnage qu’il fut au passé et joue souvent sur les effets de commentaire, de mensonge ou d’ironie. Parfois même un auteur reste prisonnier de son héros : Conan Doyle fut menacé de mort par ses lecteurs lorsqu’il songea à faire mourir Holmes. Une ambivalence résumée par la phrase de Flaubert «Madame Bovary, c’est moi.» Démiurge, l’auteur donne chair et âme aux êtres de papier en leur conférant un nom souvent symbolique. Au XIXe siècle, celui-ci correspond souvent à la situation sociale, au physique et au caractère du personnage (physiognomonie). Un vêtement (la casquette de Charles Bovary), un lieu (la pension Vauquer dans Le Père Goriot) préfigurent le destin du héros. Le langage est aussi un puissant et subtil moyen de le caractériser : dans le roman par lettres, le héros n’est qu’une voix ; chez Balzac, le baron de Nucingen est inoubliable par son accent. Enfin, le personnage se définit par son inscription dans l’Histoire (Rastignac existe puisqu’il évolue dans le monde qui a vu la Révolution française, Napoléon et la Restauration), par des relations avec les autres, par le regard qu’ils portent sur lui. Que sait-on de la mystérieuse Manon Lescaut sinon ce que son amant le chevalier Des Grieux en dit ?

La focalisation narrative peut tour à tour rendre le personnage opaque (point de vue externe dans le roman policier), accessible mais totalement subjectif (point de vue interne privilégié dans le nouveau roman) ou limpide (point de vue omniscient).

Au lecteur enfin de nourrir de son bovarysme le personnage «vampire» (Michel Tournier) du roman et d’y projeter son propre imaginaire. Il lui confère alors autant d’interprétations possibles que de lectures : qui dira avec certitude que le narrateur du Horla est fou ? Qui est l’ombre derrière la porte lorsque Zénon rend l’âme dans L’œuvre au noir de Yourcenar ?

La tentation parodique

Dans L’Art du roman, Milan Kundera fait débuter l’histoire du genre avec le Don Quichotte de Cervantès (1614-1618). Nourri de récits chevaleresques idéalistes et confronté aux dures réalités du monde, Don Quichotte découvre qu’il n’est point de vérité absolue dans l’univers des hommes. Sous son influence, le roman français du XVIIe oscille entre l’idéalisme incarné par le genre pastoral (L’Astrée d’Urfé) et précieux (Le Grand Cyrus, Clélie de Mme de Scudéry) et le genre dit réaliste ou burlesque (L’Histoire comique de Francion de Sorel, Le Roman comique de Scarron) qui, par la parodie, désamorce les rêves d’une société qui cherche dans l’imaginaire un refuge face aux troubles religieux et politiques qui l’agitent.

Le roman classique (La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette) marque une évolution supplémentaire: les héros sont des nobles à la beauté et à la grandeur exceptionnelles qui sacrifient tout à leur honneur et à la morale. Chacune des péripéties de l’intrigue est l’occasion d’analyser les ressorts de la psychologie humaine. Pourtant une part d’ombre demeure, dans la scène de l’aveu notamment, puisque celui-ci déclenche indirectement la mort de M. de Clèves. Ce doute s’installe durablement dans les romans du XVIIIe. La veine réaliste se prolonge dans le roman de mœurs chez Marivaux, qui suit l’ascension sociale ambiguë de personnages modestes (Le Paysan parvenu, La Vie de Marianne). La tentation parodique se confirme dans le roman libertin aux personnages provocateurs et volages (Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit). La fin du siècle voit émerger de grands romans singuliers aux personnages fascinants. Avec Les Liaisons dangereuses, Laclos invente deux monstres littéraires qui n’existent que par leur style épistolaire et leur intelligence machiavélique. Libertins pervers, Merteuil et Valmont découvrent malgré eux que les pouvoirs du corps et du sentiment échappent à la raison. Laclos annonce Sade mais surtout il dialogue avec Rousseau, dont La Nouvelle Héloïse, roman sentimental et préromantique, fonde une nouvelle sensibilité en évoquant les amours impossibles de Julie et de Saint-Preux sur fond de descriptions naturalistes. Enfin, le roman de Diderot Jacques le Fataliste ébauche une piste radicalement moderne en refusant le principe même de la fiction romanesque : le lecteur est ainsi prié par le narrateur d’attendre la fin de la sieste des héros ou de choisir entre les deux fins possibles du récit.

Le XIXe siècle, âge d’or du roman, semble un temps oublier ces jeux narratifs. Le siècle consacre tout d’abord l’héroïne, qu’elle soit perverse (Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly), revancharde (La Cousine Bette de Balzac) ou victime, bourgeoise ou prostituée. Sa mort est un moment clé dans le roman entre assomption (Atala de Chateaubriand), décadence (Nana de Zola) et désillusion atroce (Madame Bovary de Flaubert). Du côté des hommes, le roman décline tous les types de héros : romantique et ombrageux (René de Chateaubriand), ambitieux dans le roman d’apprentissage (Julien Sorel, Rastignac), décadent (Des Esseintes chez Huysmans), révolutionnaire, maléfique et monstrueux, ridicule ou bête (Homais chez Flaubert)… Chez Balzac, Zola et Proust, le personnage revient d’un roman à l’autre, évolue et vieillit semblant vivre une existence autonome.

La doxa affirme que le XXe siècle, principalement sous l’effet du nouveau roman, consacre la mort du personnage comme celle du héros. Il est vrai que la déflagration des deux guerres mondiales et l’avènement du relativisme des valeurs (nihilisme et notion d’absurde) ont ruiné une certaine conception de l’homme et du personnage avec elle. L’Ère du soupçon (Nathalie Sarraute) donne naissance à toute une génération d’antihéros, êtres perdus, lâches, faibles ou inexistants. Et si Céline confère encore un nom à ses fantômes (Bardamu), d’autres contestent méthodiquement les critères traditionnels d’élaboration du personnage. Sans nom (K chez Kafka), sans physique ni portrait (le narrateur de La Jalousie), sans passé, le personnage ne projette plus sa conscience sur le monde muet qui l’entoure. Il n’est plus qu’un flot de pensées (Ulysse de Joyce), un monologue vertigineux (La Chute de Camus), une folie ou une douleur chez Duras. Pourtant le personnage résiste à la destruction du roman et de la société qui lui donna le jour ; Malraux, Bernanos, Yourcenar, Le Clézio et bien d’autres créent des figures fortes et attachantes tandis que l’écriture de soi donne un nouveau souffle au lien narrateur/héros/auteur. L’autofiction entremêle ainsi l’autobiographie et la fiction et décline à l’infini la figure de l’écrivain-personnage (Trois jours chez ma mère de Weyergans). Enfin, au cœur de ce jeu renouvelé de miroirs, le lecteur a lui aussi sa place. Il est gentiment malmené (Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur) ou interrogé dans sa culpabilité jusqu’au malaise (W ou le souvenir d’enfance de Perec). Les vies des «pantins changés en colosses» (Zola) n’ont donc pas fini de nous fasciner ni de nous piéger.

                     

 

Sophie Doudet est l'auteur, aux Éditions Gallimard, de plusieurs dossiers accompagnant des œuvres recommandées par l’Éducation nationale : L'Ami retrouvé, de F. Uhlman (Folioplus classiques), La perle, de J. Steinbeck et L'or, de Blaise Cendrars (La bibliothèque Gallimard).

A consulter également :«L’espace dramatique : entre cour et jardin»

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Crédits images : Rue des Archives/RDA

Dans l'ordre d'apparition :
- Fédor Chaliapine, (1873-1938), chanteur d’opéra russe, dans le rôle de Don Quichotte en 1910.
- Julie et Saint-Preux dans la barque. Gravure de Lacour Lastudier d’après Marckl, 1852, illustrant le roman de Jean-Jacques Rousseau Julie ou la Nouvelle Héloïse.
- Le Père Goriot.Gravure d’Honoré Daumier pour l’édition de 1842-1846 du roman d’Honoré de Balzac.